TOUT COMPRENDRE - Pourquoi la France expulse-t-elle 35 diplomates russes?

Ce lundi, le ministère français des Affaires étrangères a révélé l'expulsion "de nombreux personnels russes sous statut diplomatique affectés en France". Alors que l'invasion russe de l'Ukraine continue plus d'un mois après son lancement par Moscou, et que les chancelleries occidentales ont unanimement condamné ce week-end les exactions commises à Boutcha, le Quai d'Orsay justifie cette démarche par des activités "contraires à nos intérêts de sécurité" menées par les personnes visées.
Selon les informations de BFMTV, 35 membres de l'ambassade de Russie en France vont devoir quitter le territoire hexagonal. C'est la plus importante expulsion de diplomates russe depuis l'affaire Farewell, qui en 1983 avait permis, grâce à l'agent-double soviétique Vladimir Vetrov, de désigner comme espions 40 membres de l'ambassade soviétique à Paris.
L'initiative française n'est cependant pas isolée. Avant Paris, de nombreux pays européens ont procédé à des expulsions similaires. Le 23 mars, la Pologne a expulsé 45 "espions russes se faisant passer pour des diplomates". Ce lundi, l'Allemagne a également désigné "persona non grata" 40 membres de l'ambassade russe à Berlin, selon les informations de l'AFP.
• Pour quel motif sont expulsés ces 35 diplomates?
Dans son communiqué, le Quai d'Orsay reste vague quant aux raisons justifiant l'expulsion des 35 diplomates russes. La liste des personnes concernées n'a pas été dévoilée.
"On reste très diplomatique dans le communiqué, pour expliquer que ces 35 diplomates étaient 'contraires aux intérêts de sécurité'. Ce qui veut dire que ce sont des espions, tout simplement. Il y a différentes façons de faire de l'espionnage. On peut faire des écoutes, des choses illégales, mais aussi de la désinformation", explique Patrick Sauce, éditorialiste politique internationale de BFMTV.
Les déclarations transmises par la ministre allemande des Affaires étrangères permettent d'étayer cette affirmation. Annalena Baerbock a indiqué que les diplomates expulsés de l'ambassade russe à Berlin lundi constituaient "une menace pour ceux et celles qui cherchent une protection chez nous", c'est-à-dire les réfugiés ukrainiens.
Depuis le début de l'offensive russe en Ukraine, le compte Twitter de l'ambassade russe en France publie de multiples déclarations fausses ou inexactes concernant le conflit en Ukraine. Récemment, l'ambassade s'est illustrée en publiant des caricatures montrant l'Europe léchant les fesses de l'Oncle Sam, qualifiées "d'inacceptables" par Emmanuel Macron.
Des accusations d'espionnage qui n'étonnent pas Sylvie Bermann, consultante diplomatie pour BFMTV et ambassadrice de France en Russie de 2017 à 2019.
"Nous, généralement, on expulse des espions, car c'est la grande tradition du KGB. Les ambassades russes comptent beaucoup plus de personnel que nos ambassades. Beaucoup d'entre eux sont soient au GRU (les services de renseignement militaire russes, ndlr), soit dans un autre service", a-t-elle déclaré sur BFMTV.
• Pourquoi ces diplomates soupçonnés d'espionnage n'ont-ils pas été expulsés plus tôt?
Cette valse d'expulsions intervient après un week-end marqué par la révélation des exactions commises sur des civils à Boutcha. Joe Biden comme Emmanuel Macron ont indiqué que le président Vladimir Poutine aurait à répondre devant la justice internationale de ces accusations.
Néanmoins, l'expulsion des 35 diplomates russes en poste à Paris n'est pas une réponse directe aux atrocités commises dans cette commune de la banlieue de Kiev. Cette annonce "était vraiment la dernière étape, mais il faut savoir que cette liste a été préparée depuis plusieurs jours", souligne Patrick Sauce.
"Ça fait partie des impondérables. C'est également le cas des ambassades des États-Unis et d'Allemagne. On sait qu'il y a un certain nombre de personnes qui sont soient membre de services étrangers, ou qui ont une telle porosité qu'ils participent aux missions de renseignement", indique quant à lui Floran Vadillo, président du think-tank L'Hétairie. "Le jeu est de surveiller plus ou moins les faits de ces agents".
Il se dit néanmoins "très surpris du caractère très tardif" des expulsions prises par certains pays européens.
• Sur quel texte juridique se base cette démarche?
Légalement, le personnel diplomatique présent à Paris bénéficie d'une immunité juridique internationalement reconnue. En plus de leur passeport diplomatique, ils ont un titre de séjour spécial de trois ans, renouvelable deux ans.
Néanmoins, la direction du protocole d'État et des événements diplomatiques indique qu'"en cas de défaillance grave ou répétée, le protocole sera amené à prendre diverses mesures, de la simple mise en garde à la déclaration 'persona non grata'".
C'est donc sur la base de "défaillance grave et répétée" que sont expulsés les 35 diplomates russes.
• Comment va se dérouler le départ des diplomates du territoire français?
Comme l'a révélé BFMTV, l'ambassadeur de Russie en France Alexeï Mechkov va être convoqué ce mardi par le Quai d'Orsay, afin de se faire notifier par un membre du ministère la liste des personnes expulsées.
Sur BFMTV, l'ancienne ambassadrice Sylvie Bermann est revenue sur sa convocation par le ministère russe des Affaires étrangères, quand elle était en poste à Moscou, pour lui notifier du renvoi de quatre diplomates français. Donnant une vision de l'intérieur de cette procédure diplomatique codifiée.
"J'ai été convoquée par le directeur général des affaires européennes, qui m'a dit 'voilà, telle personne à telle fonction a des activités non conformes avec son statut diplomatique. (...) Vous avez huit jours pour faire vos valises. Je les ai appelés dans la voiture pour les prévenir, car il y a des comptes en banque à fermer, des enfants scolarisés dans des écoles...", a-t-elle déclaré.
Un diplomate "non grata" a une semaine pour quitter la France. Il conserve son statut diplomatique, mais il lui est impossible de demander l'asile sur le territoire français. La Russie doit rappeler la personne concernée sur son territoire, et s'assurer que son départ est effectif. Si ce dernier n'a pas lieu, la France peut alors expulser le diplomate comme n'importe quel individu.
• S'agit-il d'une démarche isolée de la France?
Alors que l'Union européenne doit annoncer cette semaine de nouvelles sanctions contre Moscou, l'expulsion des 35 diplomates russes s'inscrit dans une démarche coordonnée au niveau européen. Lundi, jour de l'annonce française, Berlin annonçait également expulser un nombre important de diplomates.
Ce mardi, l'Italie et le Danemark ont respectivement annoncé expulser 30 et 15 diplomates russes. Le 29 mars, la Belgique avait annoncé l’expulsion sous 15 jours de 21 membres de l’ambassade et le consulat de Russie, soupçonnés d’implication "dans des opérations d’espionnage et d’influence menaçant la sécurité nationale".
L'Irlande a de son côté expulsé quatre diplomates russes, la Bulgarie 11, et les trois pays baltes 10.
• À quelle réaction s'attendre de la part de Moscou?
Jusqu'à maintenant, lors de l'expulsion de ses diplomates, la Russie appliquait la théorie "miroir". À titre d'exemple, si Berlin annonçait expulser 15 diplomates russes, Moscou expulsait 15 diplomates allemands.
"Ce qu'ils faisaient jusqu'à présent, c'était expulser le même nombre de personnes avec les mêmes fonctions. On peut cette fois se demander s'ils vont être dans l'escalade, s'ils vont frapper plus fort", s'est interrogée sur BFMTV Sylvie Bermann.
Les dernières déclarations sur Telegram de Dmitri Medvedev, ancien président de la Fédération de Russie, ne sont pas des plus rassurantes. Il a indiqué: "Si cela continue, il sera opportun, comme je l’ai déjà écrit le 26 février, de claquer la porte des ambassades occidentales. Ce sera moins cher pour tout le monde. Et puis nous finirons par nous regarder les uns les autres, sans autre forme de procès, via le viseur ".
Après l'annonce lundi des expulsions par Berlin de diplomates russes, Moscou a regretté une démarche "inamicale", qui allait "détériorer" les relations. Ce mardi, le Kremlin a dénoncé le "manque de clairvoyance" européen.