La guerre en Ukraine met-elle en péril la paix au sein de la Station spatiale internationale?

Pendant que les combats se poursuivent sur Terre, la guerre entre la Russie et l'Ukraine s'exporte-t-elle au-dessus de nos têtes? Les tensions entre l'Agence spatiale américaine, la Nasa, et son équivalent russe Roscosmos ne sont pas nouvelles, mais l'espace a toujours bénéficié d'un statut privilégié.
Cela a toujours été "un des rares endroits où Russes et Américains continuaient à se parler", même pendant la Guerre Froide, rappelait le patron d'Arianespace Stéphane Israël, invité début janvier de BFM Business.
"Voulez-vous gérer l'ISS vous-mêmes?"
Mais cette fois, difficile d'échapper au conflit au sein de la Station spatiale internationale (ISS), où cohabitent actuellement quatre Américains, deux Russes et un Allemand. Après l'annonce des premières sanctions occidentales à l'encontre de la Russie, le patron de Roscosmos n'a pas hésité à menacer les États-Unis de perturber le bon fonctionnement de l'ISS.
"Voulez-vous gérer l’ISS vous-même?", a écrit Dimitri Rogozine dans une salve de tweets au ton provocateur. "Peut-être que le président Biden ne le sait pas, alors expliquez-lui que la correction de l’orbite de la station et ses capacités d’évitement des débris spatiaux, dont vos talentueux hommes d’affaires ont pollué les orbites basses, sont produites exclusivement par les moteurs des cargos russes Progress MS".
Et de poursuivre, avec la même véhémence: "Si vous renoncez à cette coopération, qui sauvera l’ISS d’une désorbitation incontrôlée, avec un risque de chute sur les États-Unis ou l’Europe? Il est aussi possible que la structure de 500 tonnes s’écrase en Inde ou en Chine. Voulez-vous faire peser cette menace sur eux? L’ISS ne survole pas la Russie, donc tous les risques sont pour vous."
Ces menaces semblent heureusement plus être de l'ordre de la provocation que d'une véritable volonté de remettre en question la coopération russo-américaine. Car dans la foulée, le chef de l'agence spatiale russe s'est empressé de partager les messages plus pacifiques du directeur de l'Agence spatiale européenne (ESA), Josef Aschbacher.
Une interdépendance technique à bord
"En ce qui concerne le maintien des programmes internationaux, on essaie toujours de garder un équilibre apolitique, mais là c'est extrêmement compliqué", reconnaît tout de même auprès BFMTV.com une source bien informée au sein d'une agence spatiale, qui a souhaité rester anonyme en raison des tensions politiques actuelles.
Selon cet expert de la coopération spatiale internationale, on est actuellement sur une ligne de crête diplomatique, et "toutes les coopérations en cours" sont en train d'être réévaluées: "L'enjeu est de savoir comment sortir de cette impasse le mieux possible."
D'un côté, il est "évidemment très compliqué pour l'Europe et les États-Unis de poursuivre la coopération avec les Russes dans un tel contexte". De l'autre, "les projets spatiaux sont un moyen de maintenir un certain lien par le biais de coopérations scientifiques pacifiques".
Mais "pour l'instant, l'ISS est relativement épargnée" par le conflit, selon cette même source, qui décrit la Station comme "un espace protégé". "Toutes les parties se sont engagées à garantir le maintien des opérations liées à la Station et la sécurité des astronautes, et les opérations sont en cours."
"Ce qui protège la station pour l'instant, c'est l'interdépendance des équipes et des équipements sur place", appuie cet expert au sein d'une agence spatiale de renommée mondiale. "Techniquement, on est très interdépendants. Ce sont des coopérations qui sont en fait extrêmement imbriquées".
Dans une série de tweets, le journaliste spécialisé Pete Harding rappelle que la Station spatiale internationale est divisée en deux modules: l'un occupé par les équipes russes, et l'autres par les Américains, Européens, Canadiens et Japonais.
Or "les propulseurs" qui permettent de contrôler l'altitude de l'ISS se situent côté russe, les rendant autonomes. "Cela avait été prévu initialement, de façon à ce qu'ils soient autonomes en cas de nouvelle guerre froide", explique aussi notre expert en aérospatial. "Cependant, le fait est que ce n'est plus tout à fait vrai aujourd'hui car les équipements russes sont vieillissants... Ils dépendent désormais beaucoup du système américain, notamment pour l'alimentation en oxygène."
Dans l'espace, chacun "met de l'eau dans son vin"
Bien qu'en huit clos dans l'espace, les sept astronautes ne sont pas complètement coupés du monde. Ils ont accès à internet, sont tenus au courant de la situation politique, et sont en contact permanent avec les équipes de leur agence spatiale sur Terre.
Malgré cela, le spécialiste nous confie ne pas avoir "trop d'inquiétude" sur l'ambiance entre les astronautes au sein de la Station. "Leur situation ne doit pas être très confortable", reconnaît volontiers cette source, qui se dit persuadée que chacun des membres de l'équipage "met de l'eau dans son vin afin de faire en sorte que ça se passe bien à bord".
Un avis partagé par Jean-François Clervoy, ancien astronaute ayant effectué trois vols spatiaux entre 1994 et 1999, interrogé par BFMTV.com. Pour lui, les astronautes envoyés sur l'ISS sont "des professionnels qui savent garder la tête froide en toutes circonstances. Ils sont entraînés à la coopération même en temps de crise".
"Ce sont des gens qui se connaissent, qui se sont entraînés ensemble, qui sont occupés à leurs activités, à savoir des activités pacifiques pour le bénéfice de l'humanité", poursuit-il. "Les Européens, par exemple, s'entraînent en Russie, ils parlent russe, sont entraînés à travailler avec des Russes. Tout est vraiment très lié".
"D'abord, ils sont pleinement à leur travail", soutient également notre source au sein d'une agence spatiale, "et reçoivent un training politique et géopolitique pour être mis en état de sécurité en cas de crise de ce genre. Donc je ne pense pas qu'ils se lancent dans des discussions enflammées à ce sujet à bord de la Station, ça ne serait d'ailleurs pas souhaitable."
Les astronautes sont, par ailleurs, tenus à une certaine neutralité politique par le code de conduite des astronautes à bord de la Station, édicté dans les années 2000, car "ni les astronautes ni l'ISS ne doivent être des outils de propagande". "Les astronautes sont tenus de ne pas faire de déclaration politique publique, tout particulièrement en mission", indique à BFMTV.com cet expert de la coopération spatiale, qui rappelle que des exceptions ont pu exister par le passé.
"Lors de la crise en Crimée en 2014, les astronautes russes à bord de la station avaient fait une vidéo dans laquelle ils supportaient ce qui se passait en Crimée, et cela avait donné lieu à un retour de bâton, il leur avait été rappelé que ce n'était pas conforme au code de conduite".
Quid des programmes spatiaux après 2024?
Selon nos informations, une conférence de presse prévue de longue date de l'astronaute allemand Matthias Maurer a tout de même dû être annulée ces deux derniers jours en raison du contexte politique, afin de "ne pas mettre l'astronaute dans une position délicate".
À l'issue d'une réunion lundi soir, l'Agence spatiale européenne (ESA) a annoncé que le lancement de la mission spatiale russo-européenne ExoMars - prévu en septembre 2022 - était rendu "très improbable" en raison de la crise et des sanctions occidentales qui visent la Russie.
En revanche, les experts s'entendent pour dire qu'il est quasi impossible d'imaginer un retrait de la Russie de la Station spatiale internationale. "Elle n'aurait aucun intérêt à vouloir se retirer de l'ISS, car le pays ne ferait plus partie d'aucun vol habité", "elle n'en sortirait pas gagnante", selon le spécialiste interrogé par BFMTV.com.
La question qui peut désormais se poser, est celle du renouvellement de la coopération spatiale internationale au-delà de 2024, date de fin de l'utilisation de la Station spatiale internationale. À partir de cette année-là, les différents partenaires devraient progressivement s'en désengager, en attendant de nouveaux partenariats. "Dans le contexte actuel, c'est un gros point d'interrogation", pour notre source au sein de cette agence spatiale.