Enki Bilal: "Quand on est artiste de BD, il faut savoir tout dessiner"

Le dessinateur expose du 23 septembre au 12 novembre à la galerie Barbier & Mathon - Enki Bilal
Enki Bilal expose du 23 septembre au 12 novembre à la galerie Barbier & Mathon à Paris, 229 esquisses et travaux préparatoires réalisés au cours des 30 dernières années. Des croquis qui hantent son atelier. "Je me suis surpris un jour à marcher dessus. Je ne les avais pas vus. Ils étaient étalés sur le sol", nous a-t-il dit.
Ces travaux, réunis dans l’ouvrage Enki Bilal, graphite in progress, constituent un témoignage émouvant des tâtonnements d’un grand artiste ainsi qu’un bel hommage à la texture et à la sensualité de la mine de plomb et du papier calque, dont le dessinateur a découvert le plaisir au cours de l’élaboration du Sommeil du monstre (1998).
L’artiste prépare en ce moment Bug, un one-shot de 140 pages dont le sujet est, comme l’a dévoilé Paris-Match, "la présence du numérique dans nos vies". Sortie prévue en 2017. En attendant, le maître, Grand Prix du festival d’Angoulême, a bien voulu commenter pour BFMTV.com, certaines esquisses ainsi que sa méthode de travail.

La genèse d’Enki Bilal, graphite in progress
"C’est une proposition de la galerie Barbier & Mathon, que je connais bien. Ils ont déjà édité des livres de croquis de Nicolas de Crécy et de Charles Berbérian. Depuis des années, ils voulaient que j’en fasse un aussi. J’ai fini par accepter. J’ai sorti un paquet de mes calques et on a fait une sélection. Le livre comme l’exposition n’étaient pas prévus. Mais, en même temps, ils s’intègrent parfaitement dans mon parcours. Je trouve très intéressant d’explorer aujourd’hui ce côté minimaliste et embryonnaire: le début du dessin. C’est très symbolique parce que je reviens d’une exposition de peintures au Japon. Dans ce livre, il y a des crayonnés des toiles exposées, mais on ne s’en rend pas compte parce qu’il s’agit de petits dessins. On peut penser que ces crayonnés ont été faits sur des coins de table alors qu’il s’agit en fait de croquis préparatoires des toiles. Ce qui est intéressant, aussi, c’est que ces dessins sont en vrac. Il n’y a pas de thèmes. Des dessins qui ont vingt-cinq ans peuvent côtoyer certains qui ont trois jours."

L’importance de l’aigle dans ses albums
"Dans Partie de chasse (1983), cet oiseau était une allégorie du pouvoir. Là, dans Julia & Roem (2011), c’est une présence animale dans ce désert qui est le pendant de l’histoire de Roméo et Juliette. Ces croquis préparatoires, ces crayonnés servent ensuite dans l’histoire. Ce n’est pas une lubie. Je ne me dis pas: 'Je vais foutre des oiseaux dans le ciel'. Ça a vraiment un sens. Ce couple d’oiseaux va vivre en parallèle l’histoire de Roméo et Juliette. Je commence à connaître parfaitement la plupart des animaux. Je peux les dessiner sans problème. Et comme je ne suis pas dans la reproduction hyper réaliste, je peux prendre des libertés. Je parle aussi de notre monde. Je considère, que, dans notre monde, celui des animaux est également présent. On ne peut pas l’éviter. Parler de la planète Terre, des humains, c’est aussi parler des animaux."

L’amour du western
"J’ai beaucoup regardé de westerns américains des années 1950 quand j’étais enfant à Belgrade. C’était du cinéma occidental qui était considéré comme pouvant être vu par les enfants. Le cheval est sans doute le premier dessin que j’ai fait. Dans mon parcours d’auteur de bande dessinée, ou même de peintre ou d’illustrateur, j’ai pourtant très peu dessiné de chevaux. C’était enfin l’occasion dans Animal’z (2009). Evidemment, je les ai faits un peu hybrides. Le western ne m’a pas influencé, même si je m’y suis immergé en préparant Animal’z. J’ai revu, je crois, la plupart des westerns qui existent en DVD ou en Blu-ray. Mais c’était un prétexte bien sûr."

Les personnages
"Ça va très vite pour trouver le physique des personnages. Il n’y a pas de réflexion. Celle-ci est concomitante avec le trait et se transmet directement. Avec le crayonné, en plus, on peut revenir dessus et peaufiner. Le premier personnage a été créé pour le film Immortel, ad vitam (2004). C’est Dayak, une espèce de monstre mi-homme, mi-requin marteau. Le second, c’était dans La Couleur de l’air (2014), un cannibale. Le troisième, c’était une espèce de super-héros que j’avais créé pour une adaptation d’Animal’z. C’est un film que sans doute je ne ferai jamais parce qu’il est trop cher. Il y a beaucoup d’argent dans le cinéma français, mais il va aux biopics et aux grosses comédies. On ne donne pas d’argent à ceux qui posent des questions sur le futur."

La beauté du crayonné
"Ce livre, c’est le silence: le dessin qui est en attente de recevoir des dialogues. La fascination pour le dessin est souvent provoquée par le crayon lui-même. C’est pour tout le monde un outil fascinant et très familier. On le connaît depuis que l’on est enfant. On s’en sert plus ou moins bien, mais on le tient dans sa main. C’est l’outil des plus grands artistes. J’utilise des crayons gras: du 2B, du 3B, voire plus. Ou alors du pastel. Je n’aime pas le crayon dur. J’ai besoin de sentir le graphite s’écraser. J’ai besoin de ce contact. Sinon c’est assez chirurgical et j’aime moins. Le dessin a un sens. Il s’inscrit dans une thématique, dans une histoire. J’apporte mon soutien en ce moment à une très belle idée d’exposition sur des dessins d’enfants dans les guerres depuis 14-18. C’est très émouvant de voir comment le dessin est une espèce de bouée de sauvetage pour un enfant quand il vit des choses horribles et qu’il les retranscrit. Il y a ce passage du cerveau au papier par la main. C’est pour cette raison que le principe du crayonné, la base même du dessin, est fascinant. Il est donc tout à fait normal qu’on aille chercher dans les cartons des dessinateurs de bande dessinée. Ce sont des artistes. On a mis beaucoup de temps à les considérer comme tels. Et quand on est artiste de bande dessinée, il faut tout savoir dessiner: les personnages, les expressions, le mouvement, la perspective, l’anatomie... C’est quand même une école incroyable d’arts graphiques."
enki bilal, graphite in progress
Galerie Barbier & Mathon, 10 rue Choron, Paris 75009. Du mercredi au samedi de 14h à 19h30 ou sur rendez-vous: 06.80.06.29.95. Métro Notre Dame de Lorette
Catalogue Enki Bilal, graphite in progress, édité par Barbier & Mathon, 35€.
Tirage de tête, 100 exemplaires numérotés, accompagnés d’une sérigraphie inédite, numérotée et signée par l’artiste. En vente exclusivement à la galerie Barbier & Mathon, 95 €