BFMTV
Société

"En responsabilité": l'expression des dirigeants en ces temps de crise du coronavirus

-

- - BFMTV.com via nuagedemots.co

SEMANTICS DE LANGAGE - Tics verbaux, éléments de langage inconscients, ou simples modes, la langue est très perméable à l'air du temps. Tel mot surgi de nulle part s'impose brusquement partout. Chaque semaine, BFMTV.com décortique l'une de ces curiosités. Ce vendredi, nous nous intéressons aux dirigeants "en responsabilité".

Alors que le coronavirus frappe durement le pays, chacun doit se montrer à la hauteur de sa tâche. Et dans un certain nombre de cas, on prend aussi soin de souligner l'effort fourni pour se hisser au niveau de la crise sanitaire qui secoue la France. Ce souci encourage l'emploi d'une expression toute particulière: "en responsabilité". Politiques, organisateurs d'événements opèrent leurs choix "en responsabilité" et adjurent la population, dont une partie s'obstine à ne pas respecter les règles du confinement, de se conduire "en responsabilité".

"En responsabilité, j'ai fait le test"

"Je me sens plutôt bien. J’ai commencé à avoir les premiers soubresauts de la maladie, alors en responsabilité, j’ai fait le test il y a une heure et je suis positif au coronavirus", annonçait le maire de Nice, Christian Estrosi lundi, une semaine après que le ministre de la Culture Franck Riester a utilisé les mêmes termes pour un même problème de santé. Surtout mardi soir, détaillant les mesures de confinement, le ministre de l'Intérieur, Christophe Castaner, posait: "Derrière chaque poignée de main, chaque bise, chaque rencontre en groupe, ce sont des victimes de plus, ce sont des morts de plus, alors oui les sacrifices sont importants, la décision est difficile, mais nous la prenons en responsabilité, il est question de vie et de mort". 

L'expression est pourtant incorrecte, comme l'énonce ici l'Académie française. Deux spécialistes de la langue et de ses virages dans l'opinion ont analysé ce phénomène pour BFMTV.com. Agnès Vandevelde-Rougale, socio-anthropologue, chercheuse associée à l'Université de Paris et autrice de La Novlangue managériale - Emprise et résistance, remarque: "Je trouve que ça fait un peu 'en toute conscience', peut-être en référence à une éthique personnelle, ou à la conscience des conséquences anticipées... Et ce flou montre que la notion de responsabilité est complexe". 

"Pro"

Récente dans le débat public, la locution n'en a pas moins une généalogie, qu'Olivier Talon, co-auteur du Dico des mots qui n'existent (toujours) pas, établit pour nous: "L'expression 'en responsabilité' me semble surtout relever du domaine juridique, à l'origine." Une matrice qui n'est pas sans quelques vertus pour celui qui l'emploie ou la détourne:

"On comprend bien du coup qu'il peut y a voir un genre de 'multiple effet crédibilité' à dire qu'on est 'en responsabilité de'. On prend au juridique, et le juridique fait 'pro'. On se calque sur 'être en charge de' dans la forme, qui lui même est emprunté à l'anglais, et emprunter à l'anglais c'est pro (car 'être en charge de' est un dérivé direct de 'to be in charge', NDLR). Et en plus, on n'est pas 'en charge' comme tout le monde, on est 'en responsabilité', c'est moins commun même si ça veut dire la même chose, donc on a une longueur d'avance et on est pro, là encore." 

L'heure des décisions

Non seulement, on est "pro" mais on a suffisamment de poids pour se faire écouter sans souffrir de discussion. "Comme l'expression est énoncée par des dirigeants politiques - comme le président, le gouvernement - c’est aussi un rappel de leur position décisionnaire", embraye Agnès Vandevelde-Rougale qui ajoute que la tournure revêt un caractère pour le moins intimidant, ou se voulant tel: "Il semblerait que l’expression 'en responsabilité' soit utilisée comme argument d’autorité, en appui d’une décision prise et pour la justifier. La contredire serait manquer de responsabilité."

D'ailleurs, "être en responsabilité", c'est aussi bomber le torse. "Celui qui est 'en responsabilité' tout court, apparemment, c'est plutôt quelqu'un d'important, un ministre ou un maire de grande ville, en gros", avance Olivier Talon. Il continue: "Et on imagine que si en parlant d'un personnage public, on dit 'en responsabilité' sans préciser de quoi, c'est pour souligner que des responsabilités il en a tellement qu'on va gagner du temps à ne pas les énumérer". 

A double-tranchant

Toutefois, hommes politiques, dirigeants d'entreprises, ou figures d'événements de tout poil feraient bien de n'user de cette formule qu'avec parcimonie en ce qui les concerne. Car à trop insister sur tel acte exécuté "en responsabilité", on risque de jeter le trouble. "Il y a un côté étrange pour un dirigeant d’affirmer qu’il a pris une décision 'en responsabilité'. Avant qu’il ne le dise, cela pouvait sembler aller de soi", objecte Agnès Vandevelde-Rougale. Elle explicite: "Le fait de l’affirmer pose en creux différentes questions, en particulier: aurait-il pu prendre une décision sans être responsable ou sans faire preuve de responsabilité? Par rapport à qui ou à quoi s’exerce cette responsabilité? En quoi consiste la 'responsabilité' revendiquée?"

La socio-anthropologue rappelle que la langue évolue dans un paysage mouvant qui lui donne son écho. Une situation qui implique une tectonique particulière. "Il peut y avoir un glissement d'une expression, ou un emboîtement des sens. Un mot n'a pas forcément un sens arrêté, mais répond à un contexte", dit la chercheuse. 

Affirmer sa fermeté, sans sous-entendre une mollesse antérieure, avertir sans paniquer, l'exécutif doit d'autant plus peser ses mots que le coronavirus accable le pays et s'installe dans la durée. Et le faire "en responsabilité". 

Robin Verner