"Avouer qu'ils sont dépassés, c'est l'inverse de leur vie": pourquoi les magistrats sont-ils en grève?

Un rassemblement d'avocats devant le tribunal de Nice en octobre 2015. - Valery Hache
Un mouvement historique. Magistrats, greffiers, avocats... Le monde de la justice se met en grève ce mercredi alors que 17 organisations professionnelles et syndicales appellent à une journée d'action pour dénoncer le manque de moyens et le mal-être de plus en plus perceptible et audible dans la profession qui demande à pouvoir exercer dans des conditions "dignes".
À l'origine de ce mouvement singulier dans une profession de "bons élèves", qui n'a pas l'habitude de se plaindre publiquement, comme certains professionnels l'expliquent, une tribune publiée après le suicide d'une jeune magistrate à la fin du mois d'août. Dans ce texte, qui affiche plus de 7.000 signataires sur les 9.000 membres que compte la profession, les auteurs crient leur souffrance au travail et la perte de sens dans leurs actions.
"Avouer qu'ils sont dépassés, c'est l'inverse de leur vie", rappelle Maximin Sanson, délégué local à Bobigny de l'Union syndicale de la magistrature, pour expliquer le caractère singulier de ce cri d'alarme. "On ne fait pas ce métier par hasard, nous sommes dévoués à la cause de la justice, nous savons que nous sommes un socle pour la société", souffle Viviane Bréthenoux, déléguée régionale de l'USM.
Preuve du malaise profond au sein de la profession, qui est appelé à un grand rassemblement ce mercredi midi devant le ministère de Finances, la Cour de cassation, plus haute juridiction dans l'ordre judiciaire français, a également apporté son soutien à cette mobilisation, qui rassemblent les magistrats qui travaillent sur la matière civile comme pénale.
"La Cour de cassation ne saurait rester silencieuse à l'heure où la désespérance touche celles et ceux qui tentent, parfois au prix de sacrifices ou de drames, de faire œuvre de justice", a fait savoir l'institution.
> Une "politique du chiffre" dénoncée
La colère des professionnels de la justice se cristallise notamment autour de ce qu'ils dénoncent comme une "politique du chiffre". Dans la tribune, publiée dans Le Monde, les magistrats pointent "un dilemme intenable: juger vite mais mal ou juger bien mais dans des délais inacceptables".
"Dès l'École nationale de la magistrature, on nous apprend à réaliser un arbitrage entre la qualité et la quantité", explique Maximin Sanson, vice-président du tribunal de Bobigny. Nous allons passer plus de temps sur un dossier tout en sachant qu'il faudra aller plus vite sur d'autres. Nous passons notre temps à chronométrer."
Cette course après le temps se traduit par des cadences infernales. Pour ce juge de Bobigny, 28 jugements, donc 28 rédactions de jugements, doivent être rendus chaque mois. Une rédaction nécessitant au moins une journée complète, quasi systématiquement cette partie du travail se fait sur le temps libre. "Les vacances n'existent pas", confie Maximin Sanson.
"Aujourd'hui, certaines juridictions ne sont plus en état de motiver leurs décisions car elles n'ont pas le temps", reconnaît Audrey Goubil, vice-présidente au tribunal de proximité de Boulogne-Billancourt.
Ce manque de temps se traduit aussi par des "audiences surchargées" ou "jusqu'à des horaires avancés de la nuit", relèvent les magistrats à Lille. "Comment accepter de juger des faits complexes en comparution immédiate, pour éviter l'ouverture d'une information judiciaire qui viendrait surcharger un peu plus les juges d'instruction?", interrogent alors les professionnels.
> La "désespérance" du monde judiciaire
"L’importante discordance entre notre volonté de rendre une justice de qualité et la réalité de notre quotidien fait perdre le sens à notre métier et crée une grande souffrance", ont écrit les signataires de la tribune. Au coeur de leur contestation, il y a ce mal-être au travail, cette souffrance, qui se traduit par des burn-out, des arrêts maladie voire des drames humains.
Ces magistrats "nous ont expliqué le sentiment de honte qu'ils avaient à travailler avec des moyens dont la précarité est à l'opposé de la hauteur de leur mission", précisait François Molins, procureur général près la Cour de cassation et président du Conseil supérieur de la magistrature, qui a reçu les auteurs de la tribune.
En 2019 déjà, le Syndicat de la magistrature alertait sur "une magistrature au bord de la rupture et des professionnels ne tenant souvent plus que par passion pour leur métier, par conscience de l'importance de leur mission, ou par acharnement à faire face coûte que coûte" après la réalisation d'une enquête auprès des professionnels.
Ce mal-être est également une conséquence d'un manque de reconnaissance des pouvoirs publics mais aussi des citoyens. Face aux accusations de justice trop lente ou trop laxiste, "il y a un sentiment profond d'injustice", concède Audrey Goubil. "On fait du mieux qu'on peut", martèle sa collègue au tribunal de proximité de Boulogne-Billancourt, Viviane Bréthenoux.
> Un manque de moyens persistant
Le manque de moyens se fait toujours ressentir dans la profession, malgré deux hausses successives de 8% ces deux dernières années du budget de la justice. La situation dans les juridictions "résulte d'une pénurie chronique de ressources humaines et matérielles et de réformes multiples, conçues et menées dans l'urgence et l'impréparation", dénoncent les magistrats de la Cour de cassation dans une motion votée lundi en assemblée générale.
Selon les syndicats, la France compte 11 magistrats pour 100.000 habitants, quand la moyenne en Europe se situe à 18 magistrats. "On sait tout faire vite, nous sommes tellement habitués à travailler vite qu'on rattraperait rapidement notre retard avec plus de moyens humains", plaide le délégué local à Bobigny de l'USM.
En terme d'effectifs, le ministère de la Justice s'est défendu, avançant une progression du nombre de magistrats de 8,85% entre septembre 2017 et septembre 2021. Des "sucres rapides" ont été injectés dans l'institution, s'est félicité le garde des Sceaux. Sauf que pour les professionnels, ce renfort s'est traduit par le recrutement de juristes assistants, des contractuels qui assistent les magistrats notamment dans la rédaction de leur jugement.
"On ne peut pas sous-traiter la mission d'être intègre, libre et impartial", conclut Viviane Bréthenoux, reprenant le serment prononcé par les magistrats à l'occasion de leur nomination.