"Kent State", la BD choc sur un épisode méconnu de l'histoire américaine

Détail de la couverture de la BD "Kent State" de Derf Backderf - Ca et là
Il y a cinquante ans, le 4 mai 1970, quatre étudiants de l’Université de Kent State, dans l’Ohio, étaient tués lors d’une manifestation pacifique contre l'intervention américaine au Cambodge, réprimée par la Garde nationale. Le dessinateur américain Derf Backderf a consacré à cet épisode qui compte parmi les plus marquants de l’histoire américaine, et reste d’une terrible actualité, une BD glaçante, doublée d’une mise en garde contre la violence d’État.
"Les gens doivent comprendre que lorsque vous menacez ceux qui détiennent le pouvoir, que vous les menacez réellement, leur réponse peut être mortelle", souligne Derf Backderf. "Cela ne veut pas dire que nous ne devons pas menacer leur pouvoir. Trump est un excellent exemple de cela. Mais nous ne devons pas être naïfs sur les terribles exactions qu’ils sont prêts à commettre pour conserver leur pouvoir."
Quelques mois après les manifestations du mouvement Black Lives Matter contre les violences policières aux États-Unis, Derf Backderf a l’impression aujourd’hui de revivre la période de tensions qui a précédé la fusillade de Kent State. Pour éviter que l’histoire ne se reproduise, il a imaginé ce livre, Kent State, destiné principalement aux jeunes générations, dont la connaissance de ces événements est parcellaire. Kent State est ainsi un récit historique, avec des appendices qui permettent de mieux comprendre le contexte, et "un livre à suspense impossible à reposer avant de l’avoir terminé”.

Un regard inédit sur un massacre
Né en 1959 à Richfield, dans l’Ohio, Derf Backderf est lié intimement aux événements. Il a grandi à une trentaine de minutes de l’Université de Kent State et avait dix ans aux moments des faits. "Je me souviens du jour où on a appris le massacre. Je livrais le journal de l’après-midi dans mon quartier - c’était mon premier boulot! Je me souviens du gros titre et de ces photos désormais célèbres, des adultes qui murmuraient entre eux, de ma mère qui était bouleversée et des étudiants du coin qui s’indignaient. C’est toujours présent à mon esprit."
Fasciné depuis son adolescence par cette histoire, il en a étudié chaque aspect et rêvait de lui consacrer un livre. "Si je dois être honnête, je n'avais pas assez confiance jusqu’à présent en mon niveau de dessin." Il a passé quatre ans sur ce livre. "Les deux premières années ont été consacrées à ses recherches, et les deux suivantes au dessin." Souvent évoquée dans la culture populaire, et notamment par Crosby, Stills, Nash & Young dans la chanson Ohio, sortie quelques semaines après les faits, la fusillade de Kent State n’avait jamais été racontée de manière visuelle.
Pour Derf Backderf, la BD est "le médium le plus efficace" pour la raconter: "Cela permet d’apporter beaucoup de clarté à ce qui s’est produit. Nous avons des photos, d’incroyables photos de la Garde ouvrant le feu, et du carnage quelques minutes plus tard, mais pas des étudiants canardés parce que les photographes ont eu l’intelligence de se plaquer au sol dès les premiers tirs! Grâce à la BD, je peux créer certaines de ces images pour la première fois."
"Diabolisés, même s’ils étaient les victimes"
Il était pour lui crucial de recréer les images de la fusillade, en s’appuyant sur des témoignages de survivants et les rapports de la morgue: "Il fallait que cette histoire parle de personnes, pas juste de grands événements historiques. Je voulais que le lecteur marche avec ces gamins, pour voir et expérimenter ce qu’ils ont fait. Et quand ils sont fauchés dans leur élan, c’est un choc. Je voulais que le lecteur comprenne quel crime ce fut. Ces soldats ont tiré sur une foule d’étudiants non armés, dont la plupart était juste en train de se rendre en classe et ne participait pas à la manifestation."
Avec son livre, il veut réhabiliter les victimes de fusillades, qui comme les soutiens de Black Lives Matter aujourd’hui, sont moins écoutés que leurs bourreaux: "Les étudiants étaient diabolisés, même s’ils étaient les victimes. Selon un sondage réalisé une semaine après le massacre 68% des Américains estimaient que la Garde avait eu raison de tirer sur des étudiants non armés. Beaucoup plus pensaient que la Garde aurait dû tirer sur plus d’étudiants en guise d’avertissement pour tous les étudiants manifestants de l’époque. Ok. Vous le croyez vraiment? Voilà à quoi ça ressemble lorsque des balles de 2,5 centimètres transpercent une foule de jeunes."

Pour la première fois de sa carrière, l’auteur de Mon ami Dahmer, récit autobiographique sur son enfance passée aux côtés du futur tueur en série Jeffrey Dahmer, a dû représenter de la violence dans un de ses livres. "C’était nécessaire à l’histoire. Je n’avais pas le choix. La fusillade a été une scène très difficile à dessiner, très émouvante. Ce n’était pas une expérience amusante", dit-il avant d’ajouter: "Ce bouquin m’a fracassé, vraiment."
"Trump serait prêt à brûler le pays tout entier pour rester au pouvoir"
Derf Backderf était de passage en France à l’automne 2019. Il y a découvert, impressionné, des foules de manifestants dans les rues - un phénomène qui ne s’est pas produit aux États-Unis depuis les années 1970… jusqu’à l’été dernier.
"Je pensais à l’époque que les États-Unis s'apprêtaient à entrer dans une époque de remous. Je ne pensais pas que cela se produirait au moment où cela s’est produit, et de cette manière, mais je savais que ce n’était qu’une question de temps. Je croyais que les Américains étaient trop abattus pour manifester dans les rues comme les Gilets Jaunes, mais nous l’avons fait. Je sais que les Européens sont horrifiés comme moi par Trump et ses supporters, mais voir des millions d’Américains dans les rues apporte beaucoup d’espoir."
Derf Backderf estime qu’avec Donald Trump au pouvoir, un nouveau Kent State est inévitable. "Cela ne fait aucun doute que le pire reste à revenir. Je suis terrifié rien qu’en pensant à ce que Trump fera s’il est acculé et désespéré. Il serait prêt à brûler le pays tout entier pour rester au pouvoir. Je ne suis pas optimiste à propos de ce qui va se passer à l’automne. Cela va être horrible."