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Bande dessinée: comment les dessinateurs ménagent leurs mains pour éviter la "crampe de l'écrivain"

Les mains de Philippe Geluck dessinant son personnage Le Chat en 2003

Les mains de Philippe Geluck dessinant son personnage Le Chat en 2003 - GABRIEL BOUYS / AFP

A l'occasion de la 51e édition du festival d'Angoulême, des auteurs de BD racontent comment ils tentent de ménager leur principal outil de travail: leurs mains.

"La bande dessinée véritable, ça se fait à la main! À l'ancienne..." Ces quelques mots signés Blutch dans sa BD Lune l'envers (2024) souligne bien l'importance de soigner cet outil, essentiel à la fabrication d'un album de BD. Avoir des mains en parfait état est indispensable à cette activité aussi intense que solitaire. Alors que la 51e édition du festival d'Angoulême vient d'ouvrir ses portes, BFMTV.com se penche sur ce sujet essentiel mais rarement évoqué.

Uderzo et Gotlib n'ont jamais caché les douleurs qu'ils ont dû endurer au cours de leur carrière. Douleurs qui les ont contraints tous deux à arrêter le dessin prématurément - et sont partagées par de nombreux auteurs de cette époque. Gilles Chaillet, dessinateur des aventures de Lefranc entre 1978 et 1998, souffrait aux deux mains, raconte sa veuve, la coloriste Chantal Defachelle:

"Le travail de mon mari était très précis, très détaillé. Il demandait beaucoup d'efforts à la main et des mouvements répétitifs. Aux environ de 55 ans, sa main a cessé de lui obéir. Quand sa main droite se contractait, sa main gauche faisait la même chose. On l'a envoyé chez un neurologue qui lui a dit que c'était une dystonie en miroir - soit la 'crampe de l'écrivain', qui est causée par des mouvements répétitifs et méticuleux."

Crispés sur la main

"Les auteurs sont hyper crispés sur leur main, hypertendus et hyper anxieux: tout peut donc se bloquer", complète Pauline Mermet, directrice éditoriale adjointe des éditions Dargaud en charge notamment des albums de Lucky Luke et de Marion Montaigne. "C'est donc essentiel que les auteurs fassent du sport pour compenser."

"Après des grosses journées de travail, ça m'arrive de me réveiller avec les mains crispées comme des griffes", abonde Amélie Clavier, dessinatrice d'Ambroise et Louna (Jungle). Et d'ajouter: "C'est un questionnement que j'ai depuis plusieurs années. Je pratique les arts martiaux et on fait beaucoup de combats assez violents sans protection. Dès que j'ai eu mes premiers contrats de BD, j'ai commencé à réduire car j'avais peur d'être immobilisé s'il m'arrivait quelque chose aux mains."

Détail de la couverture du nouvel album de Gaston Lagaffe
Détail de la couverture du nouvel album de Gaston Lagaffe © Dupuis

D'autres auteurs se sont rendus compte tardivement de ce problème. "Je ne m'en suis pas assez soucié", concède Aurélien Maury, qui sortira le 1er mars la BD Oh Lenny (Tanibis). "Il y a quelque temps, j'ai eu un accident à la main en plein milieu d'une commande d’illustration. J'ai traversé une vitre avec ma main. J'ai eu la chance de ne pas avoir de séquelles." Et d'ajouter: "Je culpabilise de ne pas m'être assez occupé de mes mains. Dans 10 ou 11 ans, je n'aurai pas les mêmes mains."

"On dessine avec son corps"

Dessiner longtemps sur une table peut altérer la main, mais aussi le dos, souligne Delaf, auteur des Nombrils et d'une reprise de Gaston. "Quand je ne dessine pas sur tablette graphique, je suis voûté. Je suis très crispé. Je ne veux pas rater le moindre trait. Quand je dessine à la tablette, je peux agrandir ma case. Je suis beaucoup plus détendu. Je sais que j'ai le droit à l'erreur. J'ai beaucoup moins mal au dos. C'est le jour et la nuit."

La main, le dos, et tout le corps sont mobilisés. "On ne dessine pas avec sa main mais avec son corps", précise Corentin Rouge, qui vient de publier une reprise de Thorgal, Wendigo (Le Lombard). "Quand on dessine un personnage, on dessine son corps. On projette son propre corps. Ce n'est pas vraiment la main qui dessine, mais l'esprit et le corps."

"Selon la façon dont on est assis, la courbure du dos ou la position du coude et des épaules, le dessin change. Ça va même changer l'attitude des personnages que l’on dessine. Si on est tout tordu, on va avoir tendance à dessiner sans s'en rendre compte des personnages un peu tordus", poursuit encore Corentin Rouge.

Jean Cremers, jeune auteur du Grand Large (Glénat), se souvient que son dessin s'est modifié après s'être blessé avec un couteau en faisant la cuisine. "Ça m’avait mis dans le mal pendant 14-15 jours. Le mouvement du crayon n’était plus le même. Ça a donné naissance à des choses intéressantes. Le trait était différent. Quand j'étais dans l’encrage, une étape où on doit maintenir son style, c'était un peu handicapant."

La couverture du nouvel album de Lucky Luke, "Les Indomptés", dessiné par Blutch, dévoilé le 1er décembre 2023.
La couverture du nouvel album de Lucky Luke, "Les Indomptés", dessiné par Blutch, dévoilé le 1er décembre 2023. © Éditions Dargaud

Vivre avec la douleur

"Ce dont j'ai vraiment peur, ce ne sont pas les doigts qui me lâchent quand j'ai 50 ans, mais d'avoir une 'bosse de bison' au niveau des cervicales quand je suis en bouclage", note Louison, autrice de Marilyn, dernières séances (Futuropolis). "Pour l'instant elle redescend mais je sais qu'un jour elle ne repartira jamais."

"Le dos est plus important que la main. Sur le long terme, c’est le truc qui va faire le plus défaut. La muscu ou l’exercice physique est essentielle", préconise Diane Truc. Il faut aussi ménager son autre main. "Elle est pas mal sollicitée", acquiesce Aurélien Maury. "Quand vous faites des centaines de raccourcis clavier sur une tablette en une journée, l'autre main a mal le soir. Je dirai même que c'est l'autre main qui fatigue la première."

Au-delà de la main, c'est donc l'ensemble du corps qui risque de se blesser si l'on ne fait pas attention, note l'illustrateur Benjamin Lacombe: "Quand on dessine, on utilise beaucoup les tendons, qui sont liés au mouvement rotatif du poignet. Ces tendons passent au niveau du pectoral, de l'épaule, du coude. Quand on a une forte tendinite, tout cela est enflammé et c'est très chiant."

Couverture du livre de Benjamin Lacombe "Esprits & Créatures du Japon"
Couverture du livre de Benjamin Lacombe "Esprits & Créatures du Japon" © Soleil

Dans certains cas, souligne toutefois Philippe Francq, ces douleurs peuvent être liées à "une maladie psychologique générée par le cerveau". "Quand on en arrive à ce stade, c'est qu'on en a trop fait", précise le dessinateur de Largo Winch en citant l'exemple d'Albert Uderzo. À force de dessiner, le cocréateur d'Astérix et Obélix avait développé de l'arthrite et avait arrêté progressivement l'encrage de ses albums.

"Il est parti pour la première fois de sa vie en vacances et quand il est rentré il a eu cette douleur à la main", se souvient Philippe Francq. "C'était une vraie douleur mais le signal avait été créé dans son cerveau puis envoyé à la main. Ça n'avait rien de psychosomatique. Ça n'avait rien d'une maladie imaginaire. Le corps réagissait et ne voulait plus parce qu'il en avait trop fait. Il y avait cette douleur pour que ça s'arrête."

Mais les délais sont parfois tels pour terminer les albums que s'arrêter de dessiner pour soigner une tendinite naissante est souvent impossible. En raison du succès de ses livres illustrés de contes japonais ou d'Alice au pays des merveilles, Benjamin Lacombe a développé une tendinite pendant une séance de dédicaces trop longue. Depuis deux ans, ce sportif a appris à vivre avec la douleur.

"Pour arriver à enrayer la chose, il ne faut rien faire pendant deux à trois semaines. Ce qui est impossible. C'est compliqué de n'avoir aucune activité. C'est antinomique avec ce qu'on fait", détaille avec résignation le dessinateur de 41 ans, qui jusqu'à présent n'avait "jamais eu de problème". "Une fois que c'est installé, c'est terminé. Donc on compose avec. Quand ça me fait un peu mal, je fais une séance de kiné le lendemain."

"On est un peu maudit"

Entre la tablette "qui apporte un confort au dos mais affecte la main" et la table à dessin où "le fait de dessiner fait littéralement mal", Jean Cremers voit une forme de fatalité dans ce métier. "On est un peu maudit, les dessinateurs. On enchaîne les BD jusqu’à se faire mal. Il y a vraiment une fatalité. Lorsque ça sera trop douloureux, il sera temps pour moi de faire autre chose que dessinateur et de devenir scénariste."

Détail de la couverture de l'édition collector du webtoon "Colossale" de Diane Truc et Rutile
Détail de la couverture de l'édition collector du webtoon "Colossale" de Diane Truc et Rutile © Jungle

Ce n'est pas forcément une fatalité, modère Diane Truc, coautrice du webtoon Colossale (Jungle), qui n'a jamais souffert de tendinite. "Je ne force pas du tout sur mes crayons et mes stylets. J'ai toujours eu un trait super léger. Ça m’aide énormément à ne pas me défoncer." Blutch aussi, et ce malgré ses près de 40 ans de carrière. "Peut-être que je ne travaille pas assez ou moins que mes confrères", dit-il en riant avant d'ajouter:

"Je ne travaille pas dans des conditions confortables. J'ai une chaise qui n'est pas géniale. Je ne travaille jamais sur la même table. Si un jour ça me tombe dessus, je changerai de format. Ou alors je ferai comme Auguste Renoir: je demanderais à mes enfants de m'attacher le pinceau à la main avec des bandes. Il doit toujours y avoir des parades, un moyen de s'adapter. C'est une course de fond et pas un sprint, ce métier."

"Pas de budget kiné dans les à-valoir"

Malheureusement, les écoles d'art ne font pas de prévention. "Déjà qu'on ne nous apprend rien sur l’administratif. Mais alors la condition physique, c'est vraiment le cadet de leur souci", tempête Diane Truc. "On nous dit qu'on sera sous le seuil de pauvreté pendant 15 ans, mais pas que notre main risque de nous lâcher", ironise Jean Cremers. "On le découvre souvent soit quand on commence à avoir des problèmes soit en parlant avec un collègue qui lui a des douleurs", poursuit Aurélien Maury.

Dans les maisons d'édition, certains éditeurs veillent au grain. "Il n'y a pas de budget kiné dans les à-valoir s'amuse Pauline Mermet. "En revanche, c'est une question dont je parle énormément avec mes auteurs. Passé 40 ans, je conseille à tous mes auteurs de faire du sport: cardio, natation..."

Pour se prémunir, certains vont même jusqu'à assurer leur main. "Ma main est assurée depuis cinq ans", confie Benjamin Lacombe. "Je l'ai fait parce que ma capacité de travail est liée au fait d'avoir une main qui marche. L'aide de la sécu peut mettre assez longtemps à venir. Si en plus c'est une incapacité lourde, ça peut devenir compliqué", insiste-t-il.

Détail de la couverture de la BD "Voleuse" de Lucie Bryon
Détail de la couverture de la BD "Voleuse" de Lucie Bryon © Sarbacane

D'autres astuces existent. Alfred a développé une méthode pour "casser" gestes et postures qui à force lui font mal: "Tous les matins et tous les soirs, pendant un quart d'heure, je dessine dans des carnets avec des outils différents de ceux que j'utilise ou que j'ai utilisés dans la journée (des crayons, des plumes, des pinceaux, du fusain...) pour obliger ma main à ne pas se figer sur un seul et même outil."

Plan de travail incliné et boule antistress

Avoir un plan de travail qui s'incline peut sauver des vies, souligne également Louison. "Quand on dessine, on est beaucoup trop en avant sur la table. Il faut verticaliser un peu son travail. Ça aide un peu pour la posture. J'ai un plan de travail incliné qui me permet de ne pas être complètement penchée et en torsion de tous les côtés."

Il est aussi possible de "customiser" son crayon. "Je n'ai pas de problème de crampe mais j'ai des problèmes d'ampoules au pouce", indique Louison, qui précise tenir "son crayon très bizarrement", "en appui sur le quatrième doigt". "Ça se règle avec des sortes d'orthèses maison. Avec du sopalin et du scotch, tu te fais des petits coussinets pour que ton crayon n'appuie pas toujours au même endroit."

"Ma mère est kiné. Elle me faisait des straps spécifiques pour immobiliser certains muscles et ligaments et les soulager. Elle me disait tout le temps de mobiliser ma main à l'inverse de ma position sur le pinceau et de faire beaucoup d'étirements", complète Amélie Clavier. "Le truc qui me soulage est de me pincer avec l'index et le pouce."

Les stylets étant souvent fins, Lucie Bryon, l'autrice de Voleuse (Sarbacane), conseille un "grip" pour avoir une meilleure prise en main. "Tu forces moins sur les tendons." La dessinatrice, qui a eu mal pour la première fois l'année dernière, préconise aussi de beaucoup s'hydrater: "Les gens n'y pensent pas mais boire pendant toute la dédicace permet d'aller mieux. On se déshydrate vite et ce n'est pas bon pour les muscles."

Autre conseil: malaxer une balle antistress pour ménager le canal carpien. "Ça va muscler l’avant-bras et donc la main", indique Diane Truc. L'important est aussi d'éviter les mouvements répétés et le manque d'étirement. "Il faut faire une pause toutes les heures", insiste Lucie Bryon. "On aime bien cette image de l’artiste qui souffre sur sa table à dessin. Mais si tu as mal à la main, fais autre chose! Ça ne rendra pas ta BD meilleure."

https://twitter.com/J_Lachasse Jérôme Lachasse Journaliste BFMTV