Everest, désert, Atlantique, GP Explorer... les youtubeurs sous la pression de la surenchère de contenus

Viser la lune, ça ne fait pas peur aux youtubeurs. Depuis quelques années, les créateurs de contenus sont de plus en plus nombreux à se lancer des défis, tous plus fous les uns que les autres.
Dernier exemple en date avec Inoxtag. Le jeune homme de 23 ans s’est lancé ce 9 juillet dans la traversée de l’Atlantique. "On se revoit bientôt les gars, prenez soin de vous, je vous prépare une petite vidéo. Enfin, petite, ça va être gore, je pense que je vais morfler", lance-t-il sur Tiktok, en précisant qu’il "n’y aura pas de moteur sur (le) bateau".
L’an dernier, le vidéaste a déjà gravi l’Everest, le plus haut sommet du monde. Et il est loin d’être une exception. Seb s’est aventuré au Groenland, Squeezie organise des courses de Formule 4 dignes d’un Grand Prix sur Canal+, Amixem a survécu 24 heures dans le désert. Même la papesse de la mode Léna Situations s’est attaquée au Kilimandjaro en 2021.
"Les moyens de réaliser leurs rêves"
Aux Etats-Unis, MrBeast va encore plus loin. Le vidéaste le plus suivi au monde a créé sa propre téléréalité façon Squid Game et s'est amusé à s'enterrer vivant pendant 50 heures. Rien que ça.
Rien d'étonnant puisque depuis dix ans, l'écosystème de la création de contenus s'est professionnalisé.
"Les marques investissent de plus en plus dans la création de contenus", observe Jonathan Condessa, planeur stratégique à l'agence OTTA, interrogé par Tech&Co. "Les youtubeurs génèrent de plus en plus d'argent. Désormais, ils ont les moyens de réaliser leurs rêves."
Les vidéos face caméra dans une chambre ou dans un studio ont donc laissé place à l'ère des longs formats, dignes de la télévision. Résultat, les lieux de tournage se sont diversifiés. Amixem se filme dans un bunker, Mastu part 24 heures en prison et Domingo s'est installé à Roland-Garros en mai 2024. Le casting des invités s'est élargi. Ainsi, Squeezie a reçu Omar Sy, Orelsan ou Marion Cotillard pour ses formats "Qui est l'imposteur". Et les vidéastes, habitués à filmer caméra au poing, se sont tournés vers des équipes de tournage.
Sans surprise, les budgets de ces productions donnent le tournis. Le GP d'Explorer de Squeezie lui a coûté 3 millions d'euros, une somme mobilisée via une dizaine de partenariats. De son côté, le vidéaste américain MrBeast a dépensé 3,5 millions de dollars pour recréer les épreuves de la série Squid Game. Une vidéo de 25 minutes qui a coûté plus cher qu’un épisode d’une heure produit par Netflix.
Une course effrénée à l'audience
Mais la médaille a son revers. Loin d'être seulement une quête personnelle de dépassement de soi, ces défis spectaculaires sont également une tentative de s'affirmer comme le numéro un sur la plateforme. Car la concurrence s'y est intensifiée. Selon Reech, il y a en tout 300.000 créateurs de contenus en France, comptant entre 1.000 et 1 million de followers. Difficile, dans de contexte, de réussir à sortir du lot.
D'autant que pour survivre dans le monde impitoyable de la création de contenus, mieux vaut satisfaire l'algorithme de Youtube et les marques, principale source de revenus des vidéastes.
"Il y a une course évidente à l'audimat. Les créateurs de contenus cherchent à attirer de nouvelles audiences et à faire un maximum de vues avec des concepts sensationnels", insiste Jonathan Condessa.
Car qui dit vues dit nouveaux partenariats. "Les marques recherchent du contenu inédit pour se démarquer. Et, puis les concepts originaux permettent de faire entrer de nouveaux acteurs dans l'écosystème." Par exemple, Inoxtag s'est associé à The North Face lors de son ascension pour l'Everest.
Un cercle vicieux
Alors pour battre des records d’audience et continuer de faire des vues, les vidéastes se lancent dans une course à la surenchère. Ils cherchent à faire toujours plus grand et impressionnant. Michou imagine alors des parties de cache-cache géantes au Mexique, Squeezie réserve le circuit des 24 Heures du Mans pour le GP Explorer tandis que Rebeudeter se tourne vers la Paris La Defense Arena pour organiser son tournoi de boxe.
Bref, les concepts novateurs et spectaculaires inondent la plateforme pour le grand bonheur des internautes qui cliquent en masse. Pour preuve, l'ensemble des places du top 10 des vidéos les plus vues sur Youtube en 2024 est trusté par de grosses productions.
Aucune vidéo "storytime" face caméra n'atteint le classement, pas même le drama de l'ex-duo Vilebrequin. C'est dire. Sans surprise, c'est le documentaire d'Inoxtag, Kaizen, qui est numéro un avec 40 millions de vues. Trois "Qui est l'imposteur" de Squeezie sont également dans le classement. De son côté, l'américain MrBeast s'est hissé sur le trône de Youtube en 2024, justement en misant sur des contenus hyper-produits et des vidéos à gros budgets.
A voir si la tendance durera sur le long terme. Car les spectateurs sont difficiles à satisfaire. Chaque nouveau succès rehausse les attentes des internautes. "On ne pourra pas faire plus sensationnel que l'Everest, à moins d'aller dans l'espace", sourit Jonathan Condessa. "Une fois qu'on a fait ça, difficile de se renouveler. Mais le public a envie de toujours plus. C'est un cercle vicieux dans lequel s'enferment les créateurs", analyse-t-il.
Pire, l'audience dévore trop vite les contenus. Il faut toujours faire mieux, et surtout plus vite, pour la surprendre et la satisfaire. Le rythme classique? Publier au moins une vidéo par semaine pour ne pas se faire oublier des spectateurs. Une pression de plus en plus difficile à supporter.
"Tu deviens addict à la reconnaissance"
Squeezie avait ainsi expliqué l'an dernier avoir fait face à un surmenage, notamment en lien avec les outils mis à disposition par Youtube et qui permettent de bénéficier de nombreuses statistiques.
"Tu deviens addict à la reconnaissance, tu aimes que les flèches pointent vers le haut. C'est frénétique et en plus, c'est très précis. C'est la bourse quoi", expliquait-il au magazine Society.
Les youtubeurs sont unanimes. Ce rythme n'est pas tenable sur le long terme. "Le monde de Youtube est pressurisant", rappelle l'expert. "Ils ont besoin de toujours occuper le terrain, d'être constamment connectés. S'ajoute à cela la pression vis-à-vis de leurs équipes. "Quand on commence à faire de gros défis en vidéo, on s'entoure d'équipes. Les prochains contenus doivent alors tout autant cartonner pour qu'ils rentrent dans leurs frais."
Face à ce rythme effréné et à cette pression du "toujours plus", Squeezie avait alors annoncé en janvier 2024 faire une pause de quelques mois. En 2023, les youtubeurs Mcfly et Carlito prenaient la même décision, ainsi que le youtubeur Mastu. Les trois créateurs avaient confié être en burn-out.
Et malgré les appels à l'aide des vidéastes, le public semble faire la sourde oreille. "Il n'y a pas d'électrochoc. Les communautés ne sont pas assez éveillées aux sujets de santé mentale", relevait Caroline Migneaux, créatrice du podcast Marketing Square, auprès de Tech&Co.
Deux solutions s'offrent donc aux vidéastes. "Ils peuvent alterner des défis fous, avec des tournages plus sobres", conseille Jonathan Condessa. C'est le choix fait par Squeezie qui, entre deux "Qui est l'imposteur", continue à faire des threads horreur ou des formats Squeezie. Autre possibilité: miser sur les superproductions, mais ralentir le rythme de production.
Avec un avantage: chaque vidéo devient un événement. "Avant même qu'Inoxtag ne grimpe l'Everest, ça a été un sujet pendant des mois. Ils cultivent la rareté", conclut Jonathan Condessa. "Ils peuvent ensuite le faire vivre sur la durée avec des vidéos debriefs, FAQ..."