"On attend une réparation pour être en paix avec la France": 30 ans après la reprise des essais nucléaires à Tahiti, l'appel d'une victime

Béatrice Mou Sang Airuarii avec son fils lors d'une dédicasse de son livre en 2024 - DR
Trente ans après la dernière campagne d'essais nucléaires à Tahiti par l'armée française, lancée le 5 septembre 1995, l'indemnisation des victimes de maladies induites par la radioactivité s'effectue au compte-goutte. Béatrice Mou Sang Teinauri, 47 ans, fait partie de ces quelques centaines de civils polynésiens ayant obtenu la reconnaissance de victime au prix de longs efforts.
En décembre 2011, alors qu'elle vient de tomber enceinte, cette comptable apprend qu'elle est atteinte d'une leucémie myéloïde chronique.
"C'était la panique, ça me ramenait à l'histoire de ma maman, Rina, qui se battait depuis sept ans contre une leucémie aigüe", explique-t-elle à BFMTV.
"J'étais fatiguée, essoufflée, j'avais des bleus sur le corps mais je ne l'avais pas attribué à une maladie, davantage au surmenage de mon activité professionnelle dans un commerce alimentaire".
Une grossesse vécue loin de chez elle
Évacuée à Paris, elle est suivie à l'hôpital Saint Antoine et à l'hôpital Tenon. Durant les trois premiers mois de grossesse, loin de sa terre natale, elle suit un traitement en immunothérapie pour ne pas affecter le développement du fœtus. Elle subit également de douloureuses ponctions de moelle osseuse pour vérifier l'efficacité des soins. Au terme de cette étape, elle entame une chimiothérapie par comprimés. Elle donne finalement naissance à son fils qu'elle prénomme Hereora, "Amour vivant", et rentre à Tahiti où elle a repris un traitement.
En 2014, Béatrice "Airuarii" perd sa maman. Trois ans auparavant, c'est son père qui avait succombé à un cancer du pancréas. Lorsqu'elle établit la généalogie médicale de son fils, affecté par une malformation au niveau du pied, elle réalise que les cancers et maladies sont légion. Pour elle, il ne fait aucun doute que la récurrence de ces pathologies découle des essais nucléaires.
"Mes parents étaient des enfants à l'époque des premiers tirs, entre le vent et la pluie, ils ont forcément été exposés. Le sang de mes parents coule dans mes veines. Mon sang coule dans celui de mon fils. J'ai peur pour lui, je ne veux pas qu'il lui arrive quelque chose après ce que l'on a déjà subi humainement", craint-elle.
Une demande d'indemnisation rejetée
Béatrice "Airuarii" va déposer deux dossiers d'indemnisation en juin 2018, l'un pour Rina sa maman défunte, et un pour elle. "Ils l'ont reconnue victime des essais nucléaires, mais ma demande a été rejetée parce que je suis née en 1977, trois ans après le dernier tir stratosphérique. J'étais démoralisée. Ils me disaient que nous, les enfants des Polynésiens exposés, n'avions pas eu le cancer de nos parents. Si vous étudiez le dossier d'une mère et de sa fille, c'est qu'il y a bien quelque chose".
Ces demandes sont traitées par le comité d'indemnisation des victimes d'essais nucléaires (Civen), une autorité administrative instaurée par la loi Morin en 2010. Pour obtenir une indemnisation, il faut réunir plusieurs critères: avoir séjourné en Polynésie française entre 1966 et 1998 et souffrir d'une des maladies radio-induites fixées par la loi.
De complexes verrous
Chaque année, de nombreux dossiers sont déposés mais le Civen, jusqu'en 2018, a opposé souvent la notion de "risque négligeable". Si la probabilité que la maladie soit due aux essais nucléaires était inférieure à 1%, la demande était rejetée. Au cours de ces sept premières années d'exercice, seuls 11 dossiers polynésiens ont été indemnisés par le Civen sur pratiquement un millier de requêtes.
En 2018, le "risque négligeable" a été supprimé, remplacé par le "critère d'exposition", non moins contraignant. Les demandeurs doivent avoir été exposés à une dose annuelle d'au moins un millisievert. Or, les pouvoirs publics considèrent qu'à partir de 1974 et le passage à des tirs souterrains, la population n'a plus été en contact avec des doses de radioactivité jugées dangereuses.
Béatrice "Airuarii", n'a pas déposé les armes et a fini par obtenir en 2021 la reconnaissance du statut de victime au terme d'une longue bataille judiciaire, allant jusqu'au Conseil d'État. Mais la Tahitienne n'est pas complètement satisfaite et a repris le combat.
"L'évaluation des dommages que j'ai subis s'arrête à 2017 or, des choses se sont passées depuis, il peut m'arriver quelque chose. C'est épuisant de devoir retourner à la bataille", souffle-t-elle. Pour donner du courage aux siens, montrer la voie aux victimes qui n'osent pas se manifester et mettre sur papier tous les obstacles auxquels elle s'est heurtée, la mère de famille a publié un livre autobiographique en auto-édition, Je m'appelle Airuarii.
Peu de données médicales
Aujourd'hui Béatrice "Airuarii" appelle à un déverrouillage du système d'indemnisation pour que le préjudice subi par les Polynésiens puisse être reconnu plus facilement. "On attend une réparation pour être en paix avec la France". Elle souhaite surtout que des recherches médicales approfondies sur la transmission transgénérationnelle des maladies liées à l'exposition à la radioactivité soit menées. "Il faut que l'on sache ce qui attend la quatrième génération et que l'on développe davantage de prévention".
Le 10 juin dernier, une commission d'enquête parlementaire relative à la politique française d'expérimentation nucléaire dans le Pacifique a remis son rapport. Il appelle à une "demande de pardon sincère et sans repentance de la Nation à l'égard de la Polynésie" et une décomplexification des critères d'admission à l'indemnisation des victimes.
En visite à Papeete en juillet 2021, Emmanuel Macron avait affirmé que la France avait "une dette" à l'égard de la Polynésie française vis-à-vis de ces essais et demandé l'ouverture des archives à l'exception des données militaires les plus sensibles.