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"Je n'achète rien sans culpabiliser": quand l'inflation exacerbe les angoisses liées à l'argent

Des clients en train de remplir leurs caddies dans un supermarché de Bordeaux le 4 novembre dernier.

Des clients en train de remplir leurs caddies dans un supermarché de Bordeaux le 4 novembre dernier. - Philippe LOPEZ

Le taux d'inflation, qui a atteint 6,2% sur un an au mois de novembre, inquiète de plus en plus les Français, qui ne cessent de perdre en pouvoir d'achat. "Boule au ventre" lors du plein d'essence, incapacité à mettre de côté: des Français racontent à BFMTV.com comment le contexte économique exacerbe leur anxiété liée à l'argent.

Quand Anaïs Cadeau reçoit un SMS de sa banque, elle préfère parfois ne pas regarder. Ouvrir son application bancaire a toujours été un véritable calvaire pour la jeune femme de 33 ans, formatrice en histoire-géographie à Angers (Maine-et-Loire). "L'argent m'angoisse profondément, surtout en ce moment", raconte celle qui sort tout juste d'une période de deux ans de chômage à BFMTV.com.

"Je suis du genre à faire l'autruche, à attendre des messages de ma banque lorsque je suis à découvert. Je ne veux pas savoir. Ça me met dans des états pas possibles. Cela me réveille le matin en sueur", raconte-t-elle.

Et d'ajouter: "Je redoute chaque rendez-vous chez le banquier, ça me provoque des palpitations et les mains moites".

Anaïs Cadeau est consciente qu'elle "n'est pas la plus à plaindre" - elle est en couple et a retrouvé un emploi à temps plein récemment-, mais elle ne peut s'empêcher de faire des crises d'angoisse chaque fois qu'elle est confrontée à son budget.

"Je n'en peux plus, cela m'épuise. Je compare tout, je panique dans les allées des magasins. Entendre parler de l'inflation et de la crise m'angoisse terriblement. (...) Surtout en ce moment, avec les prix qui augmentent ce n'est pas facile", confie la jeune femme, qui est récemment devenue mère.

"J'ai toujours eu un rapport un peu compliqué à l'argent", reconnaît la trentenaire. Mais le contexte économique actuel exacerbe ses angoisses et obscurcit sa vision de l'avenir. "On nous répète qu'on est la génération qui va payer les pots cassés, (...) qui va devoir vivre avec l'inflation. On sait qu'on va se prendre 20-30% sur les produits de première nécessité et que ça va probablement aller de mal en pis".

Afin de rester dans le contrôle de ses finances, Anaïs Cadeau rechigne à sortir sa carte bancaire. Pour elle, la moindre dépense est source d'angoisse. "Je suis un peu considérée comme la radine de mon groupe d'amis", plaisante-t-elle. Alors pour essayer de juguler l'effet de la hausse des prix, elle rogne là où elle peut. Ainsi, elle surveille de près le prix au kilo au supermarché, privilégie les premiers prix aux produits bio, fait ses menus à l'avance et ses courses au Drive le plus possible.

"Quand j'étais enceinte (pendant le Covid en 2020) c'était encore pire: je me réveillais la nuit où je n'arrivais pas à m'endormir parce que je calculais combien il me restait, combien j'allais devoir dépenser dans le mois", raconte-t-elle, consciente que la plupart de ses peurs sont "totalement irrationnelles".

"Je me disais 'je ne vais pas y arriver. Je ne vais pas réussir à nourrir mon fils, à l'habiller correctement'. 'Si une tuile nous tombe dessus, on va devoir vendre la voiture'".

Une couche de problèmes supplémentaires

Les projections mortifères, les réveils de nuit à cause de l'inquiétude... Pour Cindy Perestrelo, psychologue installée à Wintzenheim (Haut-Rhin), cela relève des pensées intrusives et des comportements d'hyper-vigilance qui se mettent en place lorsqu'un besoin de contrôle s'accentue.

Or depuis la crise provoquée par la guerre en Ukraine, le contexte est de plus en plus lourd et oppressant. "Cet événement est venu s'ajouter à toutes les insécurités qui existaient depuis 2020, comme une couche de problèmes supplémentaires, une sorte de pâte feuilletée dont les feuilles ne cessent de s'entasser", tente d'expliquer la psychologue spécialisée dans les textes.

"C'est comme si depuis 2020, le monde entier réalisait que la vie est faite d'incertitudes", analyse Christian Junod, écrivain suisse et coach expert dans la relation à l'argent, interrogé par BFMTV.com. "Ça a toujours été comme ça évidemment, mais 2020 a réveillé beaucoup d'inquiétudes chez les personnes anxieuses, notamment celles qui ont tendance à associer argent et sécurité".

Pour aller bien, Michel Lejoyeux, professeur de psychiatrie à l'université Paris Cité, explique à BFMTV.com que "nous avons besoin d'éléments de stabilité", que ce soit sur le plan émotionnel ou économique. Pour les anxieux, tous les indicateurs annonciateurs d'instabilité vont être anxiogènes, puisqu'ils "vivent leur situation sur un mode d'inquiétude". Ainsi lorsqu'un événement imprévisible comme l'inflation survient, ces personnes peuvent entrer "dans un mécanisme de personnalisation et avoir l'impression qu'elles vont nécessairement être les premières victimes de celui-ci".

Dans ce genre de cas, "l'actualité peut agir comme une chape de plomb qui plane au-dessus de nos têtes. Des peurs archaïques et sentiments d'insécurité ressurgissent et peuvent se généraliser", poursuit Cindy Perestrelo. "Des craintes liées à l'avenir, celles de ne pas y arriver, notamment quand on a des enfants à charge".

"La boule au ventre quand je fais le plein de la voiture"

À 36 ans, Raphaëlle n'arrive pas non plus à se détendre vis-à-vis de l'argent. "Objectivement, je n'ai pas trop de raison de finir sous un pont car je suis raisonnable dans mes dépenses et je suis entourée de ma famille", confie à BFMTV.com cette mère de deux enfants et commerciale dans le secteur alimentaire près de Provins (Seine-et-Marne).

Malgré tout, la jeune femme est prise par une profonde inquiétude qui la ronge. "Je n'arrête pas de me dire qu'à mon âge je devrais être en mesure d'épargner... Et je n'y arrive toujours pas. J'ai l'impression d'en être toujours au même point qu'à mes 20 ans. Je m'inquiète pour ma retraite, pour les études de mes deux enfants".

"Je vis dans un rapport de peur constante", explique cette mère de famille, qui elle aussi fuit son application bancaire comme la peste. "Quand on me demande mon RIB, je me dépêche d'accéder à la page pour ne pas avoir à regarder le solde de mon compte. Et lorsque je fais le plein de ma voiture, j'ai la boule au ventre parce que je me dis: 'ça y est je vais être embêtée à la fin du mois'. Même quand ça n'est pas le cas".

Issue d'une famille plutôt modeste, Raphaëlle est persuadée que même avec "10.000 euros sur son compte", elle aurait "toujours la trouille". Selon elle, ces craintes lui ont été transmises par ses parents, qui ont pu connaître des jours difficiles en raison des problèmes de santé de son père. "Ça laisse des traces. (...) C'est terrible, j'imagine des scénarios comme devoir leur dire un jour que je suis dans une situation difficile ou qu'un huissier débarque chez moi".

"Cette peur de manquer ne tombe pas du ciel", estime Christian Junod, qui explique que cela peut survenir lorsqu'on a été témoin de difficultés dans l'enfance. Pour lui cependant, l'inquiétude n'est pas proportionnelle au solde du compte en banque. "Ça peut être totalement irrationnel et déconnecté de la réalité des chiffres", pour cet économiste de formation.

"Je ne pourrais jamais augmenter mes revenus"

Contrairement à Raphaëlle et Anaïs, Myriam Moussaoui a tendance à consulter compulsivement son compte bancaire plusieurs fois par jour. "C'est dans un coin de ma tête tout au long de la journée. J'ai toujours peur d'y trouver une mauvaise surprise", confie à BFMTV.com cette office manager de 36 ans qui travaille à temps partiel dans l'informatique à Nantes pour des raisons de santé.

"J'ai l'impression de survivre, de devoir me restreindre et compter constamment", raconte cette trentenaire, "frustrée" et parfois "désespérée par sa situation". "Le plus pesant, c'est de se dire qu'on va toujours devoir vivre comme ça. À cause de ma maladie, je n'aurais jamais la possibilité d'augmenter mes revenus".

Avec ses revenus modestes, la Nantaise ne parvient jamais à mettre plus de 200 euros d'argent de côté. Et ne pas avoir de matelas de sécurité l'angoisse beaucoup. "J'ai grandi avec ma mère qui m'a élevée seule et qui travaillait comme agent d'entretien. Elle était surrendettée et avait recours à plein de crédits à la consommation. Donc je sais que ça peut vite dégénérer si on ne met pas d'argent de côté, et à quel point on peut se retrouver dans des situations catastrophiques si on ne fait pas attention".

"L'argent, tout sauf un terrain neutre" en psychiatrie

Résultat, Myriam Moussaoui ne sait jamais "si c'est une bonne idée d'acheter telle ou telle chose. Tout a besoin d'être extrêmement justifié. Au moindre achat je culpabilise. Dans les jours qui suivent un achat en ligne par exemple, je vais tergiverser et passer mon temps à me dire que je ferai mieux d'annuler ma commande".

À l'image de la sexualité ou encore la santé, le professeur Michel Lejoyeux considère que l'argent est "un des domaines de la vie sur lesquelles se développent souvent de fausses croyances. Ce sont tout sauf des terrains neutres". Si pour lui, le contexte économique ne risque pas de créer une angoisse de toute pièce, cela peut exacerber "une atteinte névrotique existant déjà en toile de fond".

Le professeur de psychiatrie, qui ne nie pas les difficultés concrètes liées au contexte, invite toutefois les personnes concernées à apprendre à distinguer "l'argent réel" de "l'argent émotionnel". Il recommande également de "ne pas mouliner les informations angoissantes à longueur de journée et de savoir donner à l'actualité la place qu'elle a"; mais aussi d'éviter d'avoir recours à des calmants artificiels comme les tranquillisants pris de manière sauvage ou encore l'alcool. Enfin, il conseille aussi de ne pas s'engouffrer dans une fuite en avant de la dépense, sur le mode: 'Claquons tout ce qu'il nous reste!'"

Jeanne Bulant Journaliste BFMTV