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Police-Justice

"Il ne devait pas utiliser ces éléments": les similitudes entre le roman de Kamel Daoud et la vie d’une femme devant la justice

L'écrivain Kamel Daoud, lauréat du prix Goncourt 2024, au restaurant Drouant à Paris, le 4 novembre 2024.

L'écrivain Kamel Daoud, lauréat du prix Goncourt 2024, au restaurant Drouant à Paris, le 4 novembre 2024. - Julien De Rosa - AFP

Ce mercredi 7 mai doit avoir lieu une audience procédure après l'assignation en justice de Kamel Daoud par une jeune femme qui l'accuse d'avoir utilisé son histoire pour écrire son roman Houris, prix Goncourt 2024.

Premier jalon judiciaire dans un dossier sensible. Trois mois après l'assignation en justice de l'auteur Kamel Daoud par Saâda Arbane, jeune femme algérienne qui l'accuse d'avoir utilisé son histoire pour écrire son dernier roman Houris, ce mercredi 7 mai se tient une audience de procédure durant laquelle les avocats de la défense sauront à quelle date ils doivent rendre leurs conclusions.

La première d'une série d'audiences qui pourrait, à termes, ouvrir la voie à un procès, "peut-être en fin d'année ou en début d'année prochaine", estiment les avocats de la jeune femme.

Le 13 février dernier, après avoir déposé deux premières plaintes en Algérie, Saâda Arbane assigne l'auteur de Meursault, contre-enquête en justice en France. Elle affirme qu'Houris, lauréat du prix Goncourt en 2024, a été écrit à partir de sa propre histoire, l'ouvrage suivant le parcours d'une jeune femme rendue muette lorsqu'elle était petite par des terroristes qui l'ont égorgée pendant la guerre civile des années 1990 en Algérie.

Des accusations que l'auteur a rejetées en bloc, notamment dans une chronique au Point. "Cette jeune femme malheureuse clame que c'est son histoire. Si je peux comprendre sa tragédie, ma réponse est claire: c'est complètement faux", écrit-il notamment.

"Il sait très bien ce qu'il a fait, mieux que quinconque. Il savait qu'il ne devait pas utiliser ces éléments", clament de leur côté Mes Lily Ravon et William Bourdon, qui représentent Saâda Arbane.

"Elle lui dit tout de ce lourd passé"

Avec leur cliente, ils ont minutieusement parcouru l'ouvrage afin de recenser des similitudes entre le parcours d'Aube, le personnage de Kamel Daoud, et celui de Saâda Arbane. En ressort un tableau de quatre pages où sont listées toutes ces ressemblances, à commencer par l'enfance de la jeune femme qui, selon ses avocats, "a vécu le pire, toute petite".

En pleine guerre civile en Algérie, alors qu'elle n'a que 6 ans, elle perd ses parents et cinq de ses frères et soeurs lors d'une attaque terroriste. Elle-même en sort grièvement blessée, égorgée par les assaillants. Recueillie par la pédiatre et ex-ministre algérienne de la Santé Zahia Mentouri et son mari, qui deviennent ses parents adoptifs, elle est opérée à de nombreuses reprises, à la fois en Algérie et en France, avant de pouvoir à nouveau respirer normalement grâce à une canule. "Au début, elle est restée très mutique, elle refusait de parler de son histoire", relatent Mes Ravon et Bourdon.

Jusqu'à ce qu'on oriente la jeune femme vers une psychiatre, Aïcha Dahdouh, mariée à l'écrivain Kamel Daoud. En elle, Saâda Arbane "trouve une écoute qui lui convient" et sera sa patiente de 2015 à 2023.

"La boîte de Pandore s'ouvre, elle lui dit tout de ce lourd passé", racontent encore ses avocats.

Entre les deux femmes se noue une relation très forte, qui dépasse le cadre médical, puisqu'elles partent même en vacances ensemble avec leurs enfants, selon Mes Bourdon et Ravon.

Une proximité qui explique que Saâda Arbane ait été très blessée en prenant connaissance de l'ouvrage de Kamel Daoud. Du drame sur lequel s'est construit sa vie à ses particularités médicales en passant par son adoption... De très nombreux éléments du roman ont été puisés dans sa vie, estime-t-elle.

La jeune femme avancera avoir pourtant décliné plusieurs demandes de l'écrivain: invitée en 2021 chez sa psychiatre pour un café, il lui aurait fait part de sa volonté d'adapter son histoire dans un roman. Ce qu'elle dit avoir refusé catégoriquement.

Plus tard, la même année, Aïcha Dahdouh aurait fait la même demande auprès de la mère adoptive de Saâda Arbane. À son tour, Zahia Mentouri aurait décliné. Enfin, en 2024, après la publication du livre, Aïcha Dahdouh aurait demandé cette fois-ci à la jeune femme si elle donnait son feu vert pour une adaptation au cinéma. Requête rejetée une nouvelle fois.

"Mon roman n'a rien à voir avec cette femme"

Dans une interview à France Inter, le 11 décembre dernier, le lauréat du Prix Goncourt nie avec insistance avoir raconté le parcours de Saâda Arbane dans Houris, mais celui de nombreuses victimes de la guerre civile.

"J'ai interviewé plein de gens. Il y a eu des dizaines de milliers de morts, des dizaines de milliers de mutilés. (...) Le fait qu'elle se reconnaisse dans un roman qui ne la cite pas, qui ne raconte pas sa vie, qui ne raconte pas les détails de sa vie... Je suis désolé, je n'y peux rien. Mon roman n'a rien à voir avec cette femme-là, il faut que les choses soient claires, c'est un roman de fiction", appuie-t-il au micro de nos confrères.

En réponse, les défenseurs de Saâda Arbane affirment que certains détails du livre ne trompent pas. À commencer par la fameuse canule qu'utilise leur cliente pour respirer et son positionnement en-dessous de sa cicatrice de 17 cm, au niveau de la gorge. Un dispositif unique en son genre, comme le rapportent plusieurs médecins ayant suivi le parcours médical de la jeune femme, et dont les témoignages ont été livrés à la justice.

"Dès les premiers mots dans le livre Houris, j'ai donc reconnu Saâda, page après page: description de la cicatrice cervicale, le type de canule (...), les cicatrices labiales, le parcours pour la greffe de larynx", détaille l'un d'entre eux.

Autre exemple de rapprochement entre le personnage d'Aube et Saâda Arbane: dans sa vingtaine, enceinte, la jeune femme avait hésité à avorter, mais n'a confié selon ses avocats qu'à très peu de monde dans son entourage ses doutes à ce sujet, l'avortement étant interdit dans son pays.

"Au moment où elle s'est posée la question de l'avortement, elle avait en sa possession trois pilules abortives qu'elle n'a finalement pas prises", est-il indiqué dans l'assignation. Le même détail autour des trois pilules apparaît dans le roman à plusieurs reprises, soulignent les avocats de Saâda Arbane.

Kamel Daoud dénonce une instrumentalisation politique

Dans le viseur du pouvoir algérien depuis plusieurs années déjà, et d'autant plus depuis qu'il prend publiquement la défense de Boualem Sansal, auteur emprisonné en Algérie, Kamel Daoud estime que la prise de parole de la jeune femme a été manipulée par Alger pour alimenter la haine à son encontre.

"Cette campagne de diffamation durait depuis des mois, mais là, le régime atteignait le délire violent", écrit dans le Point celui qui fait paraître un court essai, Il faut parfois trahir, dans la collection Tracts de Gallimard, jeudi 8 mai. Son roman Houris est par ailleurs interdit en Algérie.

Les avocats de Saâda Arbane fustigent ce qu'ils appellent une "stratégie du désespoir" de la part de Kamel Daoud qui, selon eux, savait à quelles sanctions il s'exposait en publiant ce livre. "Il profite du contexte politique de crise entre Paris et Alger", commentent-ils, affirmant qu'il n'y a "pas plus dépolitisé" que leur cliente.

Contactée, l'avocate de Kamel Daoud, Me Jacqueline Laffont nous a répondu par écrit qu'"en toute hypothèse, et sur le fond, Kamel Daoud conteste fermement toute atteinte à la vie privée."

"(Il) démontrera point par point l’absence du moindre fondement juridique et factuel des allégations contenues dans l’assignation et relayées dans un contexte politique inquiétant qui ne pourra être éludé", poursuit-elle.

La liberté de création n'est "pas sans limite"

Si procès il y a dans ce dossier, reste à savoir comment le juge tranchera entre le témoignage de la plaignante et la réfutation de l'écrivain. Car le concept de vie privée n'est pas clairement défini par le droit. "Globalement, tout ce qui n'est pas connu dans la sphère publique relève de la vie privée", résume auprès de BFMTV.com la juriste Elvire Bochaton, spécialisée en droit de la propriété intellectuelle.

Selon elle, "il existe une liberté de création et d'expression, mais elle n'est pas sans limite. Le juge va faire une balance et décider quelle est la liberté la plus atteinte", à savoir, celle de la création, ou le respect de la vie privée.

Alors que certains auteurs s'imaginent qu'il suffit de changer le nom d'une personne pour échapper à de telles accusations, Elvire Bochaton dément. "Non, cela ne suffit pas. C'est un grand mythe. Il faut que la personne ne soit absolument pas reconnaissable", explique la juriste. Il en va de même pour les avertissements que des écrivains affichent parfois en début de roman, indiquant que toute ressemblance avec des faits réels est fortuite: "Ça n'a aucune valeur juridique."

"On ne peut pas s'exonérer de sa responsabilité en mettant un avertissement", détaille Elvire Bochaton.

Lorsque ce genre de dissenssion émerge, le recours à un procès reste rare, les différentes parties trouvant souvent un arrangement avant d'en arriver devant le tribunal. En procédure civile (c'est le cas du dossier Kamel Daoud), l'atteinte à la vie privée peut donner lieu au versement de dommages et intérêts ou à certaines mesures telles que le retrait du livre ou sa modification. Au pénal, elle est passible d'un an d'emprisonnement et d'une amende pouvant aller jusqu'à 45.000 euros.

Elisa Fernandez