"Il y a beaucoup d'autocensure": pourquoi le cinéma d'animation peine à s'ouvrir aux thématiques LGBTQ+

Une image de "Eugène" d'Anaïs Caura - 2P2L | POURQUOI PAS LA LUNE
En salles depuis fin mai, Spider-Man: Across The Spider-Verse fait l'objet de nombreux débats sur les réseaux sociaux, notamment sur la transidentité de l'un de ses personnages principaux, Gwen Stacy. Plusieurs fans ont remarqué dans certaines séquences de subtiles références au drapeau trans, affiché dans la chambre de Spider-Gwen, mais aussi sur la chemise de son père sous la forme d'un pin's.
Cette théorie sur Gwen Stacy, non confirmée par les créateurs du film, est le meilleur exemple des difficultés du cinéma d'animation - notamment hollywoodien - pour aborder les sujets LGBTQ+. "C'est tout ce qu'on peut mettre dans ce genre de films pour le moment. C'est un peu triste", déplore l'animatrice britannique Holly Murtha, programmatrice du l'événement "Animation, Fiertés et diversité" au Festival d'Annecy.
Ce focus s'est imposé à Marcel Jean, le délégué artistique du Festival, "par son actualité auprès des jeunes cinéastes nombreuses et nombreux chaque année à aborder les questions liées au genre, aux sexualités et à la diversité." Cet événement a comme objectif "de questionner l’industrie", insiste son programmateur Benoît Berthe Siward, qui est aussi le cofondateur du collectif LGBTQ+ In Animation:
"Il faut faire un état des lieux sur la création, la représentation, le storytelling, mais aussi s'assurer que les lieux de travail et d'étude sont 'safe' (bienveillants). On a eu des histoires dans certains studios où il y a eu des maladresses, si ce n'est plus. Ces questions sont importantes pour s'assurer que notre industrie puisse avoir les bons outils et que le type de produit que l'on crée soit le plus juste et le plus divers possible."
"Rien n'est fait pour ouvrir le milieu"
Mercredi dernier s'est ainsi tenue lors du Festival une table-ronde consacrée aux défis LGBTQ+ d'aujourd'hui et de demain dans l'animation. "Ça a pas mal dévié sur les expériences personnelles de chacun", raconte l'une des intervenantes Claire Lefranc, fondatrice des Intervalles, collectif de défense des travailleurs de l'animation. "On avait des gens qui venaient d'Israël, d'Afrique du Sud, de Taïwan, de Grande-Bretagne."
"J'aurais aimé que ce soit accessible à tous les festivaliers, et pas qu'aux gens qui ont la bonne accréditation pour entrer. Si on n'avait pas l'accréditation étudiante (payée par l’école) ou l'accréditation pour le MIFA, le marché international du film d'animation d'Annecy (qui coûte 500 balles), on ne peut pas rentrer, ce qui est dommage pour un panel qui va parler de diversité et d'inclusivité dans le milieu", ajoute-t-elle.
"Dans nos métiers, rien n'est fait pour ouvrir le milieu aux personnes LGBTQ+", dénonce-t-elle encore. Aux Gobelins, une formation pour les élèves et les professeurs a été ouverte il y a quelques années. Mais celle-ci n'est pas enseignée dans les autres écoles d'animation, s'indigne encore cette figure du milieu: "Je trouve ça étonnant que ça ne soit pas partagé dans le réseau des écoles. Ce serait bien de le généraliser."
Si les personnes queer sont très présentes dans les écoles d'animation, peu accèdent à la réalisation. Le court-métrage reste le lieu privilégié pour aborder des thématiques LGBTQ+. "C’est un format intéressant, car ce sont des sujets libres. On va juger la forme, la narration, plutôt que de se laisser censurer par une chaîne de télévision qui ne prend que du contenu pour les moins de 12 ans", indique Benoît Berthe Siward.
"Problèmes de représentativité"
La trentaine de courts-métrages programmés lors du festival témoigne de la vitalité du genre en évoquant notamment la diversité des expériences vécues au sein de la communauté queer, le lien entre désir et culpabilité et la nécessité de créer des lieux sûrs pour être soi-même. Mais cette sélection, concède Benoît Berthe Siward, témoigne aussi de "problèmes de représentativité":
"On avait beaucoup de films sur l'homosexualité masculine, mais très peu sur l’homosexualité féminine. Ils nous paraissaient souvent problématiques et n'abordaient pas le sujet de manière saine ou équilibrée. Il existe aussi peu de courts-métrages de fiction sur la thématique trans. Mais il y en a beaucoup sous la forme de documentaires animés, qui partent d’un désir de pédagogie et de raconter son histoire."
À l'exception de Flee, documentaire animé sur un jeune réfugié afghan homosexuel, les thématiques LGBTQ+ reste rare en long-métrage. "Parmi les décideurs [français], il y a aussi un manque de représentativité", insiste Benoît Berthe Siward. "Mais je discute beaucoup avec des studios américains (Dreamworks, Netflix, Pixar, Disney) et à chaque fois que j’ai parlé de ces sujets-là, j’ai senti une vraie envie d’aborder cette thématique."
C'était d'ailleurs un des enjeux de la conférence Disney lors de l'édition 2022 du Festival d'Annecy. Présentant les premières images d'Avalonia, dont le héros est un adolescent gay, Jennifer Lee, la directrice créative des studios d’animation Walt Disney, avait fait savoir qu'elle refusait "de censurer quoi que ce soit dans [ses] films": "Nous croyons à notre devoir de représenter toutes les communautés. Elles seront donc dans nos films."
Autocensure
Dans Élémentaire, le nouveau Pixar en salles le 21 juin, un personnage très secondaire du film est présenté comme trans au détour d'une scène. La V.F. du film cite explicitement le mot "adelphe", qui désigne, indistinctement de son genre, le frère ou la sœur de quelqu'un. Depuis En avant (2020), chaque Pixar met en scène brièvement un personnage queer, le plus souvent censuré dans les pays où l'homosexualité est bannie.
Sur la cinquantaine de studios français, une demi-douzaine dont Special Touch Studios, La Chouette Company et La Cachette, s'intéresse vraiment à ce sujet. Récemment, un personnage secondaire de Miraculous a fait son coming-out. "Quand on dit qu'on veut des personnages LGBTQ+, c’est d'avoir des personnages non sexués, une famille homoparentale, un flirt entre deux gamins...", énumère Claire Lefranc.
Disney Channel diffuse également une série pour enfants intitulée Luz à Osville, qui met en scène une héroïne bisexuelle. "Disney et Pixar sur les longs-métrages sont super tatillons, car ils dépendent beaucoup du succès international", analyse la spécialiste. "Et à côté, chez Disney Channel, comme ils dépendent avant tout du marché américain pour être rentable, ils arrivent à avoir des personnages queer."
En Europe, et en France, il y a souvent des cas d'autocensure, admet Claire Lefranc: "J'ai travaillé sur une série où il y avait une opportunité pour ajouter des personnages LGBTQ+. Mais on n'a pas eu envie. Il y a beaucoup d'autocensure. C’est très frustrant, surtout quand on voit qu'aux États-Unis et au Japon, les représentations LGBTQ+ sont plus avancées que chez nous."
Produire des séries jeunesse avec des personnages queer reste le plus difficile pour le moment, note Claire Lefranc: "Un film d'anime adulte queer, on en a fait quelques-uns et on peut les vendre comme des œuvres arty à l'étranger, et leur faire le tour des festivals. Il y a un public déjà là, cinéphile. Pour un public série jeunesse, on va nous accuser de faire de la propagande queer."
Le procès des normes de genre
En France, plusieurs films pour adultes avec des personnages queer sont en préparation: la comédie potache Jim Queen, par le studio Bobypills, sur la scène gay parisienne, avec comme héros un culturiste. Mais aussi Eugène, présenté en work in progress à Annecy cette année. Ce long-métrage d’animation pour adultes mêle histoire vraie, film noir et poésie.
Réalisé par Anaïs Caura, Eugène est inspiré de l’histoire vraie d'un homme trans, Eugène Falleni, qui vécut en Australie dans les années 1920 et fut accusé du meurtre de sa femme, incarcéré dans une prison pour femmes, puis finalement grâcié quelques années plus tard pour bonne conduite. Avec ce film, prolongement d'une web série, la réalisatrice questionne les normes sociétales qui enferment chaque individu.
"C’est le procès des normes de genre qui peuvent être enfermantes", analyse Anaïs Caura. "Si une histoire qui se passe en Australie dans les années 1920 résonne encore aujourd’hui, c’est qu’on a un problème encore dans notre société. J’ai envie que les gens ressortent du film avec des questions plein la tête, en colère. C’est un énorme coup de gueule et le seul acte militant qu’il y a aura dans le film."
Ce projet indépendant, qui cumule toutes les difficultés, se finance petit à petit, raconte la productrice Hélène Gendronneau: "Au départ, on nous a dit que ce serait très compliqué pour nous, mais finalement, on y arrive. On a fait une demande d’écriture, on l’a eu. Du coup, on a écrit un scénario, puis on a fait une demande de développement graphique. De commission en commission, on s’est rendu compte que l’histoire d'Eugène résonnait."
Héroïne iconoclaste
Autre personnage queer mis en avant à Annecy, Nimona est l'héroïne iconoclaste du film du même nom, inspirée d'une BD de l'auteur trans ND Stevenson. Mise en ligne sur Netflix le 30 juin, cette production au graphisme innovant suit une adolescente capable de se métamorphoser à volonté et son amitié avec un chevalier accusé à tort d'un crime, dans un monde mi-médiéval mi-futuriste.
"Les gens se voient en Nimona. Elle représente toutes les personnes qui se sont senties un jour différentes, ou pas à leur place", indique la productrice Karen Ryan. "Elle change de forme. Elle ne change pas pour les autres, mais pour elle. Elle est au service de ses émotions. J'ai l'impression que beaucoup de personnes sont sensibles à cette dimension du personnage, et veulent être comme elle."
Très attendu par la communauté LGBTQ+, Nimona reste unique en son genre, malgré le succès d'œuvres comme Steven Universe. "Il y a des animateurs queer et trans sur les films et les séries, mais cela n'influence pas encore le contenu de ces films", regrette Holly Murtha. "Il n'y a pas de personnes trans dans les hautes sphères du studio. Et l’expérience trans comme l'expérience queer reste incompréhensible si vous ne l’avez pas vécu."
Alors que Netflix et Disney multiplient les projets avec des personnages trans, Holly Murtha n'est pas dupe non plus des raisons financières qui poussent ces grands studios à mettre en avant ces thématiques: "La raison pour laquelle nous avons ce genre de représentation est parce que les gens pensent que cela va leur rapporter de l’argent. Si cela leur en rapporte moins, il y en aura moins, ils annuleront ces films."