"Les tarifs sont beaucoup trop élevés": par choix ou par nécessité, ces Franciliens fraudent dans les transports en commun

84 millions de trajets en métro ont été fraudés en 2013 (image d'illustration) - Clemens Bilan - AFP
Quand Mina* ressasse son passé, elle ne se souvient pas de la période exacte à partir de laquelle la jeune étudiante d’alors a commencé à frauder. L’abonnement pour prendre les transports en commun parisiens a vite représenté un frein, l’obligeant à des calculs. "Je suis partie du constat que c’était plus intéressant de frauder et me prendre de temps en temps des amendes que de payer plus de 80 balles chaque mois", souligne la jeune active en freelance.
Après une première année avec abonnement, Marcel* a lui fini par privilégier un abonnement au Vélib. "J’ai fait le constat que mon Navigo n’était pas si rentable."
Sauté de portique, porte dysfonctionnelle, solidarité entre usagers, "on découvre toujours plein de nouvelles techniques", énumère Angelo*. "En parlant aux autres gens qui fraudent, on se donne des techniques", poursuit Mina, qui se déplace toujours avec un ticket valide sur soi afin de réduire l’amende en cas de contrôle.
"En fait avec le temps et l’expérience, je sais exactement quels trajets peuvent être risqués et ceux qui ne le sont pas. Ça peut m’arriver de prendre un ticket quand je vais à des spots où ils sont souvent là, aux endroits stratégiques", explique-t-elle encore.
Des groupes en ligne pour s'alerter sur les contrôles
"J’ai commencé en janvier 2024 à la suite d’une nouvelle augmentation du tarif mensuel", retrace de son côté Eva*. Après plusieurs mois, cette étudiante découvre, grâce au bouche-à-oreille, un groupe privé sur un réseau social où sont rassemblés plus d’un millier d’autres fraudeurs, qui se conseillent et échangent les positions en temps réel de contrôleurs, officiers de police ou de sureté RATP dans les stations.
"Les groupes, ça m’a permis de les esquiver quelques fois et surtout de savoir à quelles stations ils sont le plus présents", poursuit Angelo. De l’autre côté du périphérique, le jeune actif prenait de son côté un bus, sur deux arrêts, qui lui permettait de rejoindre plus rapidement son école. "Je n’avais pas d’argent, il y avait très peu de contrôleurs donc le résultat était positif", se remémore-t-il.
Depuis qu’il rejoint Paris plus régulièrement, le jeune actif dans la restauration a fini par prendre un abonnement après quatre contrôles en deux mois. Malgré son Navigo en poche, il continue d’alimenter les groupes sur les réseaux sociaux.
"Les tarifs sont beaucoup trop élevés, je ne considère ainsi pas la fraude comme immorale vu l'état du service, donc si je peux aider des gens à voyager gratuitement, je le fais."
Théodore*, usager régulier du RER A et de la ligne J a commencé à frauder lors de sa première période de chômage, en fin d’année 2022. Pour lui, la qualité des transports proposée, "même si elle s’améliore", ne vaut pas le tarif de l’abonnement. En freelance, il ne peut compter sur l’aide versée par les employeurs. Malgré "cinq à six contrôles" depuis, il continue de frauder par conviction. "Je le prends comme un geste politique", explique-t-il.
La chasse aux groupes en ligne est une zone grise pour les services d’Île-de-France Mobilités qui reconnaissent ne pas porter d’intérêt à la lutte contre l'aide à la fraude en ligne. Même son de cloche pour la RATP, qui estime, auprès de BFMTV.com, "ne pas avoir connaissance de telles pratiques".
A noter que le code des transports prévoit que la diffusion de message "de nature à signaler la présence de contrôleurs ou d'agents employés ou missionnés par un exploitant de transport public de voyageur est puni de deux mois d'emprisonnement et de 3.750 euros d'amende".
Taux de fraude élevé dans les bus
Le taux de fraude dans les transports francilien est "difficile à évaluer réellement", concède Île-de-France Mobilités. Mais rien que sur le réseau de bus Paris et petite couronne, il était estimé en moyenne à 15% en 2023. Et sur le Noctilien, environ 1 voyage sur trois est réalisé en situation irrégulière.
Du côté du métro et du RER, le taux de fraude est estimé à 5%, détaillait début décembre auprès de TF1 Laurent Probst, directeur général d'Île-de-France Mobilités.
Un manque à gagner pour les autorités organisatrices des transports. Pour la RATP, la fraude représente 171 millions d'euros de pertes de recettes par an, soit l'équivalent de 23 rames de métro ou 475 autobus.
Depuis plusieurs années, le coût d’un abonnement Navigo et des tickets à l’unité, pour le métro notamment, n'a cessé d’augmenter, atteignant un pic temporaire lors des Jeux de Paris. Entre 2016 et 2024, le pass Navigo mensuel a ainsi augmenté de 70 à 86,40 euros et passera à 88,80 euros dès le 1er janvier 2025.
Les "fraudeurs d'habitude" dans le viseur
En septembre dernier, Valérie Pécresse, présidente de la région et d'Île-de-France Mobilités a présenté la "révolution billettique" à venir à partir du 1er janvier 2025, avec des tickets à l'unité passant à 2 euros pour les réseaux de bus et tram et 2,50 euros pour les lignes de métros, trains et RER. Un tarif plus avantageux pour les voyageurs occasionnels et éloignés de la capitale, qui devaient jusque là s'acquitter d'un billet "origine-destination" plus cher.
L'élue a également dévoilé un nouveau plan de lutte contre la fraude. Ce dernier vise notamment les "fraudeurs d'habitude" avec un renfort d'agents de sûreté, de contrôleurs et d'opérations "coup de poing".
Mais également sur des mesures "très incitatives" auprès des opérateurs; principalement Transdev, RATPdev, Keolis, avec "un pourcentage minimum du réseau qui doit être contrôlé et chaque ligne doit être contrôlé un minimum", un "malus si jamais la fraude augmente" ainsi qu'un "intéressement à la validation", confirme la structure.
Une nouvelle campagne de sensibilisation et d'affichage va également être déployée sur l'ensemble des lignes de bus, particulièrement touchées par le phénomène avec un message clair: "frauder c'est voler".

Pour inciter à la validation, Île-de-France Mobilités souhaite également investir dans des valideurs plus larges et imposants, que ce soit en entrée ou sortie de gare et augmenter également en nombre dans les bus, tramways et sur les quais des arrêts de tramway.
"Personne ne fraude par plaisir"
En septembre, durant la présentation du nouveau plan de lutte contre la fraude, la présidente de la Région Île-de-France, Valérie Pécresse, avait pointé du doigt un "syndrome Louis Boyard", du nom du député LFI, qui avait reconnu, par le passé, avoir eu recours à la fraude pour se rendre en cours. "J’étais lycéen. Contrairement à eux, j’ai eu la vie d’un jeune normal. Quand je raconte mon quotidien e jeune, je ne le raconte pas par fierté, je le raconte parce qu’il faut poser ce sujet politique", rétorque aujourd'hui l’élu, joint par BFMTV.com.
Pour Louis Boyard, les annonces de la présidente de région visent expressément les populations les plus précaires, et notamment les plus jeunes. Hormis le ticket à 2,50 euros "à destination des touristes", avec le renforcement des contrôles, notamment dans les bus, les contrôleurs "vont mettre plus d’amendes à ceux qui ne peuvent pas se permettre de payer une Navigo ou un ticket de métro", poursuit l’élu. "374 euros par an (prix d’un abonnement à l’année, NDLR), il y a des familles qui ne peuvent pas se le permettre."
L’élu souhaiterait que dans le débat public et politique rentre en compte plusieurs facteurs dont les raisons derrière le choix de frauder. "C’est dur d’expliquer la peur et l’angoisse pour ces jeunes, il faut la mesurer. Personne ne fraude par plaisir". Dans le Val-de-Marne, où il est député, le remboursement à 50% des forfaits imagine R, pour les jeunes, a été supprimé pour les lycéens et étudiants non boursiers, lors d’un conseil départemental en juin dernier.
"Quand vous avez 17 ans et que vous n’avez pas de Navigo et que vous prenez le bus pour aller au lycée mais que vous vous faites contrôler, c’est vous qui prenez l’amende. On se retrouve avec des jeunes qui n’ont même pas 18 ans et qui ont des centaines voire des milliers d’euros d’amende parce qu’ils devaient aller à l’école."
Sa période collégienne, Théo*, jeune francilien, en garde quelques frustrations. Les prix trop élevés pour rejoindre Paris depuis Combs-la-Ville (Seine-et-Marne) l’ont contraint à l’immobilisme. "Au niveau du mental, c’est assez compliqué car on se sent complètement abandonné et surtout coincé. La peur de tomber sur des contrôleurs l’emporte souvent sur l’envie d’aller dans une autre ville se balader. On reste alors chez soi, les tarifs étant trop chers."
L’étudiant déplore "une sorte de hiérarchie sociale qui s’installe" dans laquelle les plus démunis "ne peuvent tout simplement pas se déplacer", rendant des villes comme Paris "inaccessibles".
*Les prénoms ont été modifiés