Vents, risques sismiques, ombre de la mafia... Inquiétudes en Italie face au projet du plus long pont suspendu au monde

Photo prise le 4 février 2004 à Paris lors de la présentation à la presse, de la maquette du projet de construction du pont sur le détroit de Messine - DANIEL JANIN / AFP
Jeter le plus long pont suspendu au monde entre la Sicile et la pointe de la Botte italienne? Le gouvernement de Giorgia Meloni a relancé ce projet coûteux qui fait polémique depuis plus d'un demi-siècle et dont nombre d'observateurs estiment qu'il ne verra jamais le jour.
L'objectif de cette oeuvre titanesque: franchir le détroit de Messine en 15 minutes de voiture grâce à ses six voies d'autoroute, ainsi qu'y installer une voie ferroviaire, le tout perché sur ce bout de Méditerranée cité dans l'Odyssée, où les monstres Scylla et Charybde effrayaient les marins.
Risques sismiques
Mais ce même détroit est réputé pour ses vents violents, pouvant dépasser les 100km/h, un risque pour la stabilité du pont qui sera soutenu par des câbles en acier. Cette portion du Sud de l'Italie se trouve par ailleurs à la limite entre deux plaques tectoniques et a déjà connu des tremblements de terre dévastateurs.
Le gouvernement rassure en avançant que le pont sera à la pointe de l'ingénierie moderne: la partie suspendue entre ses deux piliers, plongés dans la mer, serait la plus longue au monde, atteignant les 3,3 km.
Mais les inquiétudes principales relèvent de la longue histoire italienne de travaux publics annoncés, financés et qui ne se concluent jamais, souvent pour cause de corruption ou du fait de l'instabilité politique.
"La population locale n'a pas confiance dans la classe politique et dans ces projets qui se transforment en des chantiers sans fin", a expliqué à l'AFP Luigi Storniolo, membre du collectif No Ponte (Non au pont).
Le gouvernement promet l'ouverture du chantier dès l'été
Le gouvernement italien veut engager 13,5 milliards d'euros, financés par l'État avec une contribution des régions, pour la réalisation de cet ouvrage voué à unir deux régions parmi les plus pauvres du pays, la Sicile et la Calabre.
Le pont de Messine "sera un accélérateur de développement", a revendiqué le ministre des Infrastructures et des Transports, Matteo Salvini, en déplacement fin mai en Calabre.
L'exécutif mise sur aussi sur une fluidification des échanges commerciaux avec la Sicile. Cette région, qui exporte principalement des produits pétroliers, souffrirait aujourd'hui d'un "coût d'insularité" d'environ 6,5 milliards d'euros par an, d'après une étude publiée par la région.
Le gouvernment devrait définitivement approuver le projet en juin, avant l'ouverture des chantiers "dès cet été", a promis Matteo Salvini.
Le début des travaux avait déjà été annoncé pour l'été 2024, mais les reports sont monnaie courante dans l'histoire de ce pont, dont l'idée était évoquée dès l'unification de l'Italie à la fin du XIXe siècle. La première loi prévoyant sa construction date de 1971 et dix ans plus tard l'entreprise Stretto di Messina Spa, chargée de la gestion du projet, était fondée.
Les divers gouvernements se succédant ensuite annulent le projet puis le remettent sur la table, et ce jusqu'en 2012, quand Rome y renonce sur fond de crise de la dette.
Depuis son arrivée au pouvoir en 2022, le gouvernement dirigé par Giorgia Meloni est revenu à la charge avec en première ligne Matteo Salvini, qui rêve d'associer son nom à ce projet.
Les mafias ne s'imposent plus "avec le fusil, mais se faufilent par d'autres voies"
Le ministre a à plusieurs reprises affirmé que le pont créerait 120.000 emplois en Calabre et en Sicile, respectivement à la quatrième et à la treizième place du classement européen des régions d'Europe au taux de chômage le plus élevé chez les jeunes de moins de 29 ans.
Mais nombre d'élus locaux et d'experts redoutent que la 'Ndrangheta et la Cosa Nostra, les mafias respectives de Calabre et de Sicile, ne profitent largement de cette manne.
Car les groupes mafieux se sont adaptés à leur époque en intégrant l'économie légale. Les mafias ne s'imposent plus "avec le fusil, mais se faufilent par d'autres voies, plus sophistiquées", explique à l'AFP Rocco Sciarrone, docteur en sociologie à l'université de Turin, spécialiste de la criminalité organisée.
La mafia a investi l'économie légale via des sociétés écrans, des prête-noms et des réseaux de corruption, unissant "entrepreneurs au visage propre, cols blancs et comptables", illustre-t-il.
Sont particulièrement concernées toutes les "prestations à faible complexité technique et ancrées dans le territoire, comme les terrassements, mais aussi la fabrication de ciment et le recrutement de main d'oeuvre", poursuit le sociologue.
Mais si par leur "contrôle violent du territoire" les clans peuvent influencer les travaux publics "par le bas", leur ingérence se fait aussi "par le haut, de manière plus insidieuse, notamment à travers la corruption et la mise à disposition de ressources financières".
Des infiltrations facilitées par le complexe réseau d'entreprises sous-traitantes employées sur les chantiers. Les entreprises "propres" remportant les appels d'offre peuvent être forcées d'employer des sociétés affiliées à la criminalité, par exemple "pour l'achat de matériaux" ou "le transport de déchets", indiquait dans un rapport fin mai la Direction nationale des enquêtes antimafia.
Le procureur général de Messine a lui aussi mis en garde contre le risque d'infiltration de la mafia dans la construction du pont, mafia dont "le pouvoir se cache derrière les ouvrages publics".
Matteo Salvini, principal promoteur du projet, a dit contester l'argumentaire "selon lequel, dans les zones où il y a une présence mafieuse, il vaudrait mieux ne rien faire. Ce serait un forfait de l'État".
De l'argent public destiné au pont risque déjà de finir dans les poches de familles liées à la mafia qui possèdent des dizaines de milliers d'hectares dans les zones concernées par les chantiers.