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Crise italienne: comment les sociaux-démocrates et le Mouvement 5 Étoiles font alliance contre Salvini

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Ontologiquement opposés sur les questions économiques et sociales, le Mouvement 5 Étoiles et le Parti Démocrate essaient de trouver un terrain d'entente pour contrecarrer la manœuvre de Matteo Salvini, le ministre national-populiste de l'Intérieur qui a fait chuter son gouvernement dans l'espoir de provoquer des élections générales anticipées.

L'Italie semble à l'aube d'un nouveau mariage de la carpe et du lapin au sommet de l'État. Au lendemain de la démission du président du Conseil, Giuseppe Conte, le Parti Démocrate (PD) s'est dit "uni" derrière l'idée de former une majorité avec le Mouvement 5 Étoiles (M5S). Cette alliance byzantine succéderait à la précédente, qui joignait le même M5S au parti national-conservateur La Lega.

Le coup de poker raté de Matteo Salvini ressoude temporairement deux farouches adversaires. Le ministre de l'Intérieur a précipité la chute de son gouvernement dans l'espoir de provoquer des élections générales anticipées. Un scrutin dont le patron de La Lega espère sortir vainqueur, son parti recueillant plus de 30% des intentions de vote.

Face à cette offensive, les sociaux-démocrates du PD, qui ont dirigé l'Italie de 2013 à 2018, tendent la main à un parti antisystème qui s'est en grande partie construit contre eux. 

Coalition majoritaire au Parlement

"On a fait un grand pas car tout le PD s'est réuni autour de cette décision", a déclaré mercredi le patron du parti de centre-gauche, Nicola Zingaretti, à l'issue d'une rencontre avec son état-major. Il va désormais soumettre cette proposition d'alliance à Sergio Mattarella, le président de la République italienne, qui doit valider toute nouvelle coalition gouvernementale.

Si le chef de l'État estime qu'aucune majorité solide n'existe pour gouverner au vu des équilibres au sein du Parlement, il pourrait décider de convoquer rapidement de nouvelles élections. Ce qu'espère Matteo Salvini, quand bien même celui-ci accuse un recul de popularité. Les Italiens lui reprochent d'avoir fait primer son ambition personnelle sur la stabilité gouvernementale.

Sur le papier, M5S et PD ont les troupes pour créer une coalition majoritaire dans les deux chambres. À la Chambre des députés, ils seraient 333 sur 630 (le M5S y compte 222 sièges et le PD, 111) et au Sénat, 171 sur 315 si l'on inclut les progressistes du LeU. 

Le PD pose ses conditions

Dans un discours prononcé en interne et relayé par les médias italiens, Nicola Zingaretti a posé cinq conditions programmatiques au M5S pour sceller un accord:

"Appartenance loyale à l'Europe, pleine reconnaissance de la démocratie représentative et de la centralité du Parlement, développement basé sur le respect de l'environnement, changement de cap dans la gestion des flux migratoires avec un rôle prééminent de l'Europe, virage dans la politique économique et sociale vers davantage de redistribution et d'investissement."

"Le M5S s'est construit sur l'anti-renzisme"

Comme le souligne Lenny Benbara, fondateur du site d'information Le Vent Se Lève et spécialiste de la vie politique italienne, cette alliance aurait malgré tout de quoi surprendre.

"Le M5S s'est construit sur l'anti-berlusconisme et l'anti-renzisme", rappelle-t-il à BFMTV.com, en référence au combat mené par le parti antisystème contre Silvio Berlusconi puis, surtout, Matteo Renzi, président du Conseil de 2014 à 2016 et figure de proue du PD. Aux yeux du M5S, Matteo Renzi demeure l'incarnation de la technocratie néolibérale.

"L'ironie, c'est que lors des élections de 2018 (qui ont accouché de la coalition M5S-La Lega, ndlr), Matteo Renzi avait torpillé les négociations entre le PD et le M5S. Aujourd'hui, Renzi peut s'appuyer sur le soutien des parlementaires sociaux-démocrates acquis à sa cause, contrairement à Zingaretti, qui a été élu à la tête du PD il y a à peine cinq mois." 

Renzi en arrière-plan

Caciques du même parti, les deux hommes en représentent des tendances différentes: Renzi incarne l'aile démocrate-chrétienne et souhaite à terme créer un mouvement semblable à La République en marche. Le M5S refusera catégoriquement de gouverner à ses côtés si les deux camps réussissaient à bricoler une majorité. D'où les gages donnés par Matteo Renzi qui, devant le Sénat, a déclaré qu'il soutiendrait cette éventuelle alliance sans y participer en tant que ministre.

"Il accepte de se mettre en retrait car son projet de grand mouvement social-libéral n'est pas suffisamment prêt pour affronter des élections anticipées. Or, si Sergio Mattarella devait décider d'en convoquer faute de majorité solide, la droite aurait toutes les chances de l'emporter."

D'où la nouvelle position de Nicola Zingaretti, plus proche de la matrice sociale-démocrate originelle du PD et qui était d'abord rétif à l'idée de faire alliance avec le M5S. Son élection comme secrétaire du PD étant très récente, il n'aurait pas les moyens de placer des proches au sein d'un gouvernement de coalition... contrairement à Matteo Renzi.

Le M5S se normalise

De son côté, le mouvement antisystème M5S - notamment son patron Luigi Di Maio, ministre du Développement économique - est sorti affaibli de sa collaboration avec Matteo Salvini. Un accord avec le PD lui permettrait de se maintenir au pouvoir tout en faisant certaines concessions. Il devra toutefois passer outre les divisions internes qui le minent sur cette question et promouvoir des figures plus PD-compatibles. Le consensuel Giuseppe Conte en fait déjà partie, mais il y a également Roberto Fico, actuel président de la Chambre des députés.

"Une alliance entre le PD et l'aile modérée du M5S changerait de fait la nature de ce qu'avait fondé Beppe Grillo en 2009", explique Lenny Benbara. "Le M5S, c'est une coquille vide capable de s'adapter au temps politique. Un gouvernement M5S-PD marquerait un affaiblissement de sa dimension contestataire." 

Ce serait donc un Mouvement 5 Étoiles davantage normalisé qui collaborerait avec le Parti Démocrate. "Les deux auraient intérêt à le faire, car s'ils parviennent à dissuader Mattarella de convoquer des élections, ils privent Matteo Salvini du poste de ministre de l'Intérieur, qui lui a permis de bâtir sa popularité", rappelle Lenny Benbara. 

Qui plus est, en cas d'élections anticipées, le M5S pourrait être laminé. Jean-Pierre Darnis, maître de conférence et spécialiste de l'Italie, rappelait récemment auprès de France 24 que le parti antisystème "est donné à 17 % des suffrages - ce qui serait une diminution de moitié" par rapport aux législatives précédentes.

"De l’autre côté se profile un péril assez concret: c’est celui d’un gouvernement d’extrême droite nationaliste - 38 % à la Ligue, 6-8 % pour le mouvement ultranationaliste Frères d’Italie et le mouvement de Berlusconi donné à 6 %", poursuivait-il.

Dérapage budgétaire

Reste un dernier élément: la "clause de sauvegarde" signée par Rome pour son budget 2019, qui doit être votée en octobre et acceptée par l'Union européenne. Elle prévoit une augmentation automatique de la TVA si, d'ici là, les finances publiques italiennes ne sont pas en mesure d'afficher des ressources pour réduire le déficit.

"Cette clause de sauvegarde, elle représente 23 milliards d'euros de TVA supplémentaire pour les ménages. Personne, dans la classe politique italienne, n'a envie d'endosser la responsabilité d'une telle perte de pouvoir d'achat pour les Italiens", explique Lenny Benbara. 

D'où l'idée de concocter une majorité le plus vite possible et être en capacité de modeler un budget plus acceptable aux yeux de Bruxelles. Et, par là même, renvoyer La Lega dans l'opposition pour un certain temps. 

Jules Pecnard