"La Terre promise, c’est un peu le Lucky Luke de la renaissance"

- - © Achdé & Jul / Lucky Comics
L’homme qui tire plus vite que son ombre est de retour. Dessinées depuis une quinzaine d’années par Achdé, alias Hervé Darmenton, les aventures de Lucky Luke sont désormais scénarisées par Jul, le prolifique créateur de Silex and the City.
Sortie pile à temps pour le soixante-dixième anniversaire du personnage créé par Morris, La Terre Promise raconte la rocambolesque odyssée d’une famille juive et de Lucky Luke à travers l'Ouest sauvage. Confortablement installés autour d'une tasse de café dans un bar parisien, Jul et Achdé ont accepté de dévoiler, pour BFMTV.com, les coulisses de cet album anniversaire et de commenter une sélections de planches.

Le Lucky Luke de la renaissance
Achdé: "C’est toujours difficile quand on rencontre un nouveau scénariste. Evidemment, on a ses habitudes. Jul possède une façon de travailler en accord avec ses séries, comme Silex and the City. Et reprendre un Lucky Luke est un sacré challenge... Mais tout de suite, on s’est accordé. En moins de dix planches, c’était calé. Ce que je n’ai pas eu avant [Achdé a notamment travaillé avec l’humoriste Laurent Gerra et le romancier Daniel Pennac]. En plus, comme je redécoupe le scénario, il faut une bonne dose de confiance." Jul: "Pour cette planche, mon scénario indiquait les séquences mais pas de manière contraignante, contrairement à certaines planches plus bavardes où, par contre, je tenais à mon découpage et à mes chutes. Pour les pages d’action, Hervé s’est vraiment fait plaisir. Je n’avais pas d’indications pour tous ces cadrages. C’est vraiment son choix de dessinateur. Avoir modernisé les plans et les cadrages, c’est sa manière de dire: 'Ce n’est pas n’importe quel Lucky Luke'. La Terre promise, c’est un peu le Lucky Luke de la renaissance - même si on reste dans la continuité des albums traditionnels. Je viens du dessin de presse. Je suis plus un gagman qu’une personne qui construit une narration. Je savais que la difficulté était de m’emparer d’une narration et de ne pas perdre les enfants parce que j’’ai un humour très adulte. Ce n'était pas tellement être dans l'esprit de Goscinny. Je me suis donc appliqué à cela."

Dessine-moi un enfant
Achdé: "Je suis parti d’une photo que m'a envoyée Jul. On ne sait jamais ce qu'aurait fait Morris. Je sais qu’il m’a toujours surpris graphiquement: il était capable de complètement changer son style. Dans un de ses albums, il y a quand même une caricature semi-réaliste de De Funès! Mais Morris dessinait toujours les enfants de la même manière. Je suis peut-être plus touché par les enfants parce que j’en ai, ce qui n’était pas le cas de Morris." Jul: "J’avais une contrainte par rapport au dessin de l’enfant: très souvent, les gamins que dessinait Morris, comme les femmes d’ailleurs, avaient le nez retroussé. Il était fasciné par les Irlandais et ses gamins avaient des petits nez de cochon et des grandes dents. Le problème, c’est que des juifs de l’Europe de l’Est du shtetl ne peuvent pas avoir des têtes d’Irlandais! Ils ont des physionomies différentes. Yankel a plus une tête de cartoon que de héros franco-belge. La rondeur de sa tête, c’est peut-être aussi un souvenir des productions Hanna-Barbera [comme Tom & Jerry, ndlr]." Achdé: "Le but du jeu, c’est que Yankel sorte du lot. J’ai essayé de me souvenir de moi et mes petits copains, dont certains étaient juifs. La fabrication du visage est très spécifique chez Morris. Elle est issue du dessin des années 1930. Je l’ai toujours respectée. Pour le petit garçon, où il faut donner un aspect très 'cartoon', comme dit Jul, il faut donc s’adapter. Si vous réalisez un dessin trop compliqué, vous n’allez pas réussir à lui donner des émotions. Un enfant, c’est toujours la même chose: plus un personnage vieillit, plus les yeux et le nez remontent. Et pour les jeunes, c’est l’inverse: vous voulez le rendre mignon, vous mettez les yeux et le nez au tiers de la tête. Après, on a aussi une contrainte graphique: si vous avez un dessin trop caricaturé, on va nous dire que c’est antisémite."

Un clin d’oeil au Pied-Tendre
Achdé: "Cette case [il désigne celle où la grand-mère regarde silencieusement Lucky Luke], c’est un peu une improvisation. Quand Jul m’a parlé de l’émotion de Lucky Luke, je lui ai proposé de faire une case intermédiaire. Je me suis rappelé d’un moment dans Le Pied-Tendre où Lucky Luke rate sa cigarette. Dans le scénario, au départ, on était parti pour tout enchaîner assez vite. J’ai proposé à Jul de dessiner une case où il ne se passe rien, à part le brin d’herbe qui tombe. C’est un moment important. C’est un peu compliqué aussi de dessiner la musique, alors j’ai mis ces notes de musique qui s’envolent. Je me suis rappelé un dessin paru dans un ancien Spirou qui illustrait Les Belles Histoires de l’Oncle Paul sur Paganini." Jul: "Pendant l’écriture du scénario, je dessinais des croquis pour placer les attitudes, les personnages. Pour que je les entende parler, il fallait que je les voie un peu bouger. Je le faisais pour moi, mais je ne les ai pas montrés à Hervé. Je lui ai donné par contre des indications de jeu: 'Lucky Luke ému', 'ils se prennent dans les bras'. Quand l’idée n’était pas assez explicite dans mon scénario, je lui jouais la scène au téléphone avec le ton. Et paf, il la transcrivait parfaitement."

Un personnage moderne ou désuet?
Achdé: "La désuétude me fait toujours rire. Ceux qui disent cela sont souvent des journalistes qui aimeraient qu’on révolutionne complètement le personnage. Lucky Luke reste d’actualité: dans le découpage, on est plus moderne - même si je ne fais que suivre ce que faisait Morris qui évoluait avec le cinéma. Jul, de son côté, aborde un sujet d’actualité, les migrants." Jul: "Je pense que Lucky Luke est d’actualité, qu’on le veuille ou non. Qu’il soit pertinent aujourd’hui, c’est à nous et aux lecteurs de le décider. Chaque album doit faire ses preuves. Est-ce que cet album raconte aujourd’hui ou pas? Il peut y avoir un débat autour de ça. Dans mon idée, cela m’a paru important de faire écho à des préoccupations fondamentales de notre temps. L’enjeu d’un tel album est qu’il ne soit pas Lucky Luke et les poneys ou Lucky Luke et les lapins magiques. Lucky Luke est un héros universel qui réunit des gens de générations et de milieux différents. Mon lectorat de Silex and the city est bien spécifique, il me ressemble. Les gens qui lisent Lucky Luke sont à des millions de kilomètres de moi, mais pourtant on partage quelque chose. Et c’est ce quelque chose en commun qui est précieux: rire ensemble d’un sujet qui est difficile. Pour moi, Lucky Luke est un magicien. Il transforme le plomb en or. Il arrive, il n’y a que des gens cons, violents, stupides, cupides, racistes, incultes. Et il les rend humains."
La Terre promise, Achdé (dessins) et Jul (scénario), Lucky Comics, 48 pages, 10,60€.