
Pierre Oscar Brunet
"Tous les jours il y a une nouvelle catastrophe": ces Français rongés par l'éco-anxiété
Lorsqu'il est devenu père pour la première fois en 2015, Yann a commencé à être victime de fortes crises d'anxiété liées au déréglement climatique. Vagues de chaleur en Europe, incendies en Alaska, inondations en Floride, ouragan dans le Pacifique... Sur 30 phénomènes naturels observés en 2015, un rapport scientifique international révèlait que pas moins de 24 s'expliquaient par le changement climatique.
"Je me suis toujours soucié de la dégradation du vivant autour de moi, mais cette année-là la multiplication des catastrophes environnementales m'a pris aux tripes...", raconte ce père de famille, 10 ans après. "Soudain, je suis devenu extrêmement pessimiste: je me suis mis à énormément m'inquiéter en permanence pour l'avenir de ma fille".
À l'image de Yann, de plus en plus de Français ressentent des troubles anxieux liés aux problématiques environnementales. Une enquête dévoilée en avril dernier par l'agence pour la transition écologique (Ademe) montrait que 4.2 millions de Français étaient "fortement" voire "très fortement éco-anxieux".
Parmi eux, 420.000 présentent même un risque psychopathologique, pouvant évoluer vers des troubles reconnus comme la dépression réactionnelle ou l’anxiété. Ces dernières années, le sujet a gagné en visibilité, au point qu’en mars 2024 une table ronde au Sénat a réuni une dizaine de sénateurs de tous bords et quatre experts pour mieux en cerner les enjeux. Le terme est même entré dans le dictionnaire de la langue française en 2023.
"Plus de légitimité à aller consulter"
Hélène Jalin, psychologue clinicienne et chercheuse à l’Université de Nantes, a été témoin de la découverte et de la reconnaissance de la notion d'éco-anxiété au sein de la profession. La spécialiste se souvient qu'à la rédaction de sa thèse sur le sujet en 2021, peu de professionnels étaient au fait de cette problématique, la majorité n'avaient jamais eu de patients concernés".
"Aujourd'hui c'est l'inverse qui se passe", relate-t-elle. "Les psychologues à n'avoir jamais vu de personnes éco-anxieuses se raréfient. Au vu de l'aggravation de la situation, il y a davantage de personnes éco-anxieuses mais aussi davantage de légitimité à faire la démarche d'aller consulter pour ça, notamment en raison de la médiatisation croissante du sujet".
L'éco-anxiété progresse en trois phases, selon Hélène Jalin. Elle décrit dans un premier temps "un plateau émotionnel, c'est-à-dire la phase de prise de conscience initiale de la réalité du changement climatique, qui est très compliquée émotionnellement et qui peut durer pendant quelques semaines, mois voire années".
Elle explique, qu'ensuite, l'éco-anxiété vient s'apaiser pour redescendre progressivement, à mesure qu'on s'habitue à l'idée. "Il y a un certain nombre de deuils à faire et à mesure que ce deuil avance, qu'on est passés au-delà et réussi à se mobiliser, on est plus dans une forme d'anxiété maîtrisée, chronicisée et donc inférieure à ce plateau émotionnel très difficile, qui peut toutefois revenir par vagues".
"Pas de raison de se dire que ça va s'améliorer"
Ces dix dernières années, l'anxiété de Yann s'est mue en colère devant l'"inaction des politiques publiques" sur le sujet. "Je ne vois pas de raison de me dire que ça va s'améliorer: on construit des paquebots toujours plus gros, des célébrités continuent de prendre leurs jets privés pour faire 30 km... Et pendant ce temps-là on est toujours dans 'la politique des petits gestes' à demander aux gens de bien faire pipi sous la douche, bien penser à éteindre la lumière en sortant de chez eux... Avec ça ce n'est pas près de changer", souffle cet ingénieur mécanique à Paris.
Même s’il juge cela insuffisant, Yann a naturellement adopté un mode de vie conscient: il veille à sa consommation d’énergie, se déplace presque exclusivement en transports en commun, a pris l’avion seulement trois fois dans sa vie, tente de réparer ses appareils électroniques autant que possible et consomme très peu de produits d’origine animale.
Une attitude d'engagement proactif qu'Hélène Jalin recommande vivement à ses patients éco-anxieux, notamment pour aider les plus paralysés d'entre eux à sortir de leurs ruminations. "Beaucoup sont bloqués dans cette espèce d'impuissance: ils se renseignent à outrance car pour eux c'est une façon de se mobiliser. Mais ça rend en réalité très malheureux et ça peut être paralysant", détaille la professionnelle.
"On peut être dans une logique de tourner en rond: on entre dans une boulimie d'informations, on passe des heures et des heures sur internet pour essayer de mieux comprendre ce qui se passe. Le problème c'est qu'en cherchant des informations, on les trouve, et les nouvelles sont rarement bonnes".
L'action pour sortir du sentiment d'impuissance
Ainsi, elle préconise de "se tourner vers des formes d'action plus efficaces et plus pertinentes, à la fois pour notre bien-être personnel et aussi pour la planète". Hélène Jalin conseille également de se rapprocher des milieux militants, afin de "rencontrer des personnes qui vont penser comme vous". Car selon son expérience, les personnes écoanxieuses se sentent assez isolées et incomprises.
Rémy Kauffeisen, par exemple, évite maintenant cet épineux sujet avec ses proches, à l'exception de sa femme qui partage ses convictions. "C'est un sujet qui me tient à coeur mais je n'en parle plus à personne", raconte cet artisan dans le Nord de la France. "On a pas eu besoin de me dire que je les gonflais, j'ai bien compris que ça n'intéressait pas. J'ai jamais été prosélyte car changer les autres c'est trop difficile".
"Mais j'ai l'impression que c'est un sujet capital dont personne ne veut entendre parler".
Si l'anxiété touche surtout les femmes et les jeunes de moins de 30 ans, les hommes ne sont pas non plus épargnés. "C'est déprimant. Il suffit d'ouvrir le journal pour avoir le moral à zéro", relate le Nordiste de 49 ans, qui s'est longtemps senti "impuissant" face à ces phénomènes. "C'est simple: tous les jours il y a une nouvelle catastrophe écologique ou un nouveau rapport désolant sur l'état des ressources".
Pour sortir de sa spirale infernale, ce passionné de gastronomie et de questions environnementales a fait en sorte de "pouvoir agir à son échelle". Il y a quelques années, il a mis la main sur des espaces agricoles abandonnés autour de chez lui et il a mis en place un système agro-écologique vieux d'il y a 10.000 ans: le pré-verger.
Concrètement, Rémy Kauffeisen s'est mis à planter des centaines de pommiers et de poiriers "hautes tiges" dans une patûre de manière à encourager la synergie entre herbivores et les pommiers. "C'est un cercle vertueux car les arbres créent des espaces ombragés pour les moutons, produisent du carbone qui améliore la qualité des sols que vont ensuite brouter les animaux. L'un nourrit l'autre et vice versa", explique-t-il.
Toutefois, cet éco-système naturel requiert de la patience. "Il faut immobiliser du capital pendant 25 ans avant d'en voir les effets, ce que plus personne ne veut faire aujourd'hui évidemment", reconnaît Rémy Kauffeisen, qui ne fait pas ça pour lui "mais pour les générations futures".
Démissionner pour lutter contre l'éco-anxiété
Lignes à haute tension, transports, routes, constructions en tout sens, artificialisation des sols... En un demi-siècle, le Nordiste s'est décidé de passer à l'action sur du long-terme, après avoir vu son environnement "se dégrader autour de lui". L'artisan a même arrêté de prendre l'avion pour être en phase avec ses valeurs. Récemment, il a même préféré la voiture pour un trajet Lille-Barcelone.
Cette anxiété peut même amener certains à prendre des décisions plus radicales. En 2022, le pilote de ligne Anthony Viaux a choisi de quitter son poste chez Air France après 20 ans de carrière, lui qui était "rongé" par l'anxiété lié au déréglement climatique.

Tout a commencé pour lui lorsqu'il s'est plongé dans "des publications, documentaires et autres revues" spécialisées sur le changement climatique. "J'avais comme un besoin de crier l'urgence, et personne ne m'écoutait. C'était une anxiété latente qui m'accompagnait toute la journée. Parfois pendant les vols, j'avais des prises de conscience en voyant des glaciers qui fondaient. C'était lourd", confie cet homme de 49 ans.
"C'était un mélange de colère et de solitude", poursuit cet homme, dont l'éco-anxiété s'est stabilisé depuis qu'il travaille dans un autre domaine. "C'était pourtant un métier que j'adorais et pour lequel j'ai beaucoup travaillé, c'est comme retirer un jouet à un enfant", témoigne cet ancien pilote, reconverti dans la naturopathie entre Paris et Vannes depuis.
Enfin, certains, comme Marie*, choisissent de se protéger pour préserver leur équilibre: "Il y a des moments où c’est trop difficile, alors je me coupe un temps des informations, puis je reviens vers elles une semaine après, et ça fait beaucoup de bien". "J'ai coupé les notifications sur mon téléphone, comme ça quand je consulte les informations seulement quand j’en décide et les mauvaises nouvelles ne m'assaillent pas à l'improviste. C'est moi qui décide".
La psychologue Hélène Jalin rappelle l’importance de cette approche: "Pour les patients qui souffrent d'éco-anxiété, je recommande toujours d'adopter une logique de soin de soi et savoir se couper des informations quand c'est nécessaire, quitte à y revenir plus tard, quand on est plus disposé à les accueillir. Prudence toutefois car si cela peut être utile, pratiquer un évitement conscient des informations peut aussi générer de la culpabilité chez les éco-anxieux.