BFMTV
Les brouteurs, séduisent leurs victimes sur les réseaux sociaux pour leur soutirer de l'argent.

Michaël Mitz - BFMTV

"Il a réussi à entrer dans mon cerveau": comment les brouteurs parviennent à mettre leurs victimes sous emprise

BROUTEURS: ARNAQUES ET SENTIMENTS (2/4) - Bombardement d'amour, coïncidences multiples et dépendance affective... Dans ce deuxième épisode d'une série consacrée aux arnaques aux sentiments, BFMTV se penche sur les méthodes des auteurs pour manipuler leurs victimes et leur soutirer de l'argent.

"Il a réussi à entrer dans mon cerveau pour me faire faire des choses que je ne voulais pas faire", confie à BFMTV Ambre*, 40 ans au moment des faits. En l'occurrence: une pléiade de coupons PCS - des tickets de 20 à 250 euros qui s'achètent chez un buraliste, et qui permettent de créditer une carte de paiement n'importe où sur la planète. Elle a ainsi perdu 9.000 euros en trois mois.

Ambre a été victime d'une arnaque aux sentiments. Le principe de cette escroquerie: après une rencontre en ligne, une relation amoureuse se noue très rapidement. S'en suivent dans la foulée des demandes d'argent sans jamais aucune rencontre physique. Derrière ces arnaques: des escrocs surnommés brouteurs qui opèrent le plus souvent depuis la Côte d'Ivoire, le Bénin, mais aussi le Cameroun, le Nigéria ou le Ghana.

"Les demandes d'argent peuvent arriver au bout de quelques jours comme après huit mois de relation", observe Thierry Baut, président de l'association Assistance aux victimes d'arnaqueurs sentimentaux qui traque ces escrocs. "Il suffit que la victime soit attachée."

Une victime d'autant plus attachée qu'elle traverse une période difficile, un deuil ou un divorce. Pour Ambre, à l'époque, c'est l'après-Covid. La crise sanitaire a réduit les relations sociales de cette jeune mère, célibataire depuis que le père de son fils l'a quittée quand elle était enceinte de huit mois. Elle cherche à rencontrer quelqu'un et s'inscrit sur un site de rencontre.

Ambre commence alors à échanger avec un homme qui dit vivre en France et se présente comme joaillier. "On a tout de suite accroché", se souvient Ambre. Lui aussi se dit parent solo.

"J'ai eu l’impression qu'on avait la même vie, les mêmes goûts. Mais je sais maintenant que tout était calculé."

L'impression d'avoir rencontré l'âme sœur

C'est une stratégie classique chez les brouteurs: l'effet miroir. "Le brouteur enregistre toutes les informations que donne la victime pour s'en servir", pointe Thierry Baut. "Tous ces éléments permettent de créer des liens, de faux liens. Si la victime est veuve, il est veuf. Si elle aime tel auteur, il va lui en parler. Et c'est le début de la manipulation." La victime, elle, a l'impression d’avoir rencontré l'âme sœur.

"Cette addition de coïncidences fait croire à la victime qu'ils étaient faits pour se rencontrer", analyse la psychothérapeute Anne-Clotilde Ziégler, également autrice de Qu'est-ce-que l'emprise? "Et cela participe à la mise à mal de leur discernement."

"J'ai eu le malheur de lui dire que ma fleur préférée, c'était le tournesol. Il m’en a envoyé plein (en émojis, NDLR), ça m'a touchée", témoigne auprès de BFMTV Laure, 70 ans, elle aussi victime d'une arnaque aux sentiments qui lui a fait perdre 22.000 euros.

S'ajoutent à cela les attentions et les mots tendres qui deviennent rapidement des mots d'amour. "Si vous lui dites que vous avez un rendez-vous important le lundi, il va vous demander le mardi comment le rendez-vous s'est passé", met en garde pour la psychothérapeute Isabelle Nazare-Aga, spécialiste de la manipulation. "Ce sont des attentions de tous les moments qui vous donnent le sentiment que quelqu'un s'intéresse à votre vie."

"L'arnaque aux sentiments, c'est la duperie la plus redoutable."

"Ça m'a fait du bien qu'on s'intéresse à moi"

D'autant que certains brouteurs se relaient à plusieurs sur une victime. "On peut le déceler dans leurs styles différents selon que les messages ont été envoyés le matin ou le soir", pointe Isabelle Nazare-Aga, auteure de Les Manipulateurs sont parmi nous. Le résultat pour la victime, c'est un harcèlement constant tous les jours, toutes les nuits, pendant des semaines et des mois.

"Un bombardement de messages qui donnent l'impression d'une présence quasi-permanente", abonde la psychopraticienne Geneviève Krebs, auteure de Dépendance affective: six étapes pour se prendre en mains et agir.

Au début, Ambre, interrogée plus haut, est surprise par les "mon amour" et "ma chérie" qu'elle reçoit si vite, elle qui dit n'avoir "jamais été traitée comme ça". Des messages quotidiens et répétés au point de passer plusieurs heures par jour à échanger. "Je recevais des messages toute la journée, dès le réveil pour me demander si j'avais bien dormi, le soir pour me souhaiter de beaux rêves", poursuit Ambre.

"Je sortais d'une histoire glauque avec le père de mon fils et je recevais tous ces compliments, tous ces mots doux, ça m'a fait du bien qu'on s'intéresse à moi. C'était flatteur."

"Ça commence toujours avec du love-bombing (un bombardement d'amour, NDLR)", note Anne-Clotilde Ziégler. "Tout cet amour provoque un shoot de dopamine (surnommée la molécule du plaisir, NDLR) et d'ocytocine (l'hormone du bonheur, NDLR). Forcément, ça comble de bonheur et ça rend accro."

"Et la mise sous emprise peut aller très vite."

"Le même effet qu'un gourou sur une secte"

Une forme de dépendance qui se crée et qui finit par empêcher la victime de couper les liens. "Même si elle a des doutes, admettre la vérité revient à renoncer à un rêve, à des petits morceaux de bonheur", décrypte Thierry Baut, de l'association Assistance aux victimes d'arnaqueurs sentimentaux.

"C'est le même effet qu'un gourou sur une secte. La victime est dans le déni."

Des escroqueries qui peuvent se chiffrer de plusieurs milliers à plusieurs centaines de milliers d'euros. Comme cette Française séduite par un faux Brad Pitt qui lui a escroqué 830.000 euros. Thierry Baut raconte également comment une retraitée monégasque a été escroquée pendant sept ans à hauteur d'un million d'euros par un brouteur qui s'était fait passer pour un ami d'enfance.

"Certaines victimes vendent leur voiture, leur maison, font des crédits qu'elles remboursent pendant des années, quittent leur mari pour rejoindre leur brouteur", s'alarme Thierry Baut.

"Mais quand elles arrivent à l'adresse indiquée, il n'y a personne."

Ou bien il y a la vraie personne dont l'identité a été usurpée. Au mois de juillet dernier, un Belge s'est rendu au domicile de l'ancienne miss Sophie Vouzelaud, convaincu qu'il échangeait avec elle depuis des mois, qu'ils étaient fiancés et qu'ils allaient se marier. Mais c'est le vrai mari de Sophie Vouzelaud qui lui a ouvert.

Et même quand le brouteur est confondu, certaines victimes restent malgré tout sous leur emprise. "La victime oublie que c'est son brouteur, elle pense qu'il est vraiment tombé amoureux d'elle." C'est l'histoire de Marie-José, une octogénaire partie rejoindre son brouteur en Côte d'Ivoire - elle est depuis revenue en France. L'escroc s'était d'abord présenté comme l'animateur de télévision Frédéric Lopez.

"C'était trop tard, j'avais déjà des sentiments"

Si les demandes d'argent peuvent commencer crescendo, elles peuvent aussi démarrer très fort selon le scénario mis en place par l'escroc. Laure, qui témoigne plus haut, professeure à la retraite, pensait avoir rencontré via une application d'échange linguistique Brandon, un Californien, veuf, entrepreneur dans le pétrole. "En trois semaines, ça s'est transformé en histoire d'amour."

Au bout de quelques jours, Brandon semble lui faire une confiance absolue, à tel point qu'il lui fait acheter, depuis son compte bancaire à lui domicilié aux États-Unis, un moteur de forage pour 55.000 euros - l'escroc a certainement utilisé une application qui simule un faux compte avec de faux paiements. "J'étais très gênée qu'il m'ait donné ses codes bancaires." Mais Laure constate que le compte de Brandon est très fourni, elle ne se méfie pas.

Alors quand il lui annonce que son retour chez lui est reporté - il serait bloqué sur une plateforme pétrolière - que sa fille est seule avec sa babysitter et qu'il lui demande d'acheter des cartes cadeaux à hauteur de 500 euros pour l'enfant, elle accepte. "Je suis quelqu'un de censé, je n'arrive pas à comprendre que j'ai cédé. Mais c'était trop tard, j'avais déjà des sentiments."

Ensuite, les demandes d'argent tournent toujours autour de sa fille. Ce sont les frais de scolarité, la babysitter, puis les dépenses d'hospitalisation pour l'enfant tombée gravement malade - il dit ne pas pouvoir s'en acquitter n'ayant pas accès à ses comptes depuis la plateforme.

"Oui, j'ai trouvé ça bizarre, mais je pensais à cette enfant qui n'a plus de mère et dont le père est à l'étranger. Je suis quelqu'un d'empathique, j'ai accepté."

La culpabilisation comme arme

D'autant que pour Laure, cette petite fille sans père, c'est un point sensible pour elle - Laure a un fils handicapé qu'elle élève seule et son brouteur le sait. Thierry Baut, de l'association Assistance aux victimes d'arnaqueurs sentimentaux, remarque que les victimes ont, comme Laure, souvent des moments de doutes.

"Mais quand elles confrontent leur brouteur, il retourne la situation en leur disant: 'mais comment peux-tu douter de moi, de mon amour, de notre amour'. Et les victimes se sentent coupables."

"Ils inversent la culpabilité."

En ce qui concerne Laure, quand son brouteur finit par lui demander 11.000 euros, montant qui serait nécessaire pour quitter la plateforme pétrolière et retrouver sa fille, elle refuse. Pendant trois mois, il la harcèle pour qu'elle lui verse la somme. "Il me faisait culpabiliser. C'était des montagnes russes émotionnelles en permanence."

Pour la psychothérapeute Anne-Clotilde Ziégler, un autre élément est à prendre en compte pour comprendre l'emprise des brouteurs sur leurs victimes: l'idéal du grand amour. "On est biberonné à l'idée que le grand amour, c'est une passion qui fait souffrir. La littérature et le cinéma ne manquent pas d'histoires de ce genre. D'une certaine manière, ça normalise d'en baver quand on aime."

Mais Laure ne cède pas, ce qui lui permet d'ouvrir progressivement les yeux sur la véritable nature de cette relation. "Mais ça m'a pris beaucoup de temps", regrette-t-elle. L'aide de l’association de Thierry Baut qui géolocalise son brouteur en Côte d'Ivoire mettra définitivement un terme à l'escroquerie.

Héritage à l'étranger, rançon d'une prise d'otage

Certains scénarios semblent invraisemblables, comme cette Japonaise de 80 ans escroquée par un faux astronaute qui se disait en difficulté dans l'espace. Dans d'autres arnaques, il peut s'agir de frais de notaire pour débloquer un héritage à l'étranger, de droits de douane pour importer des pierres précieuses ou même la rançon d'une prise d'otage. Les escrocs se présentent souvent comme exportateurs, diamantaires ou militaires, légendes qui permettent d'échafauder des aventures à l'étranger.

"Le discernement des victimes est mis à mal", dissèque la psychothérapeute spécialiste de l'emprise Anne-Clotilde Ziégler. "Ce qui explique que les victimes puissent se faire balader." Et même quand le brouteur est démasqué, l'escroquerie perdure parfois sous d'autres formes.

"Le brouteur peut revenir à la charge avec un autre profil, se faire passer pour un policier ou un membre d'Interpol", comme l'a déjà rencontré Thierry Baut. Dans l'une des affaires qu'il a suivies, le brouteur a repris contact avec sa victime en se faisant passer pour un policier qui lui promettait d'arrêter l'escroc. "Mais il fallait encore payer des frais de douane et de notaire pour renvoyer l'argent. Il ne faut pas sous-estimer les brouteurs."

Si certains documents qu'ils fournissent pour étayer leurs affabulations semblent grossiers, d'autres sont plus convaincants. Comme ces fausses factures, ces faux contrats ou documents de douanes, souvent en anglais, qui alimentent la confusion.

"Les victimes sont rendues dépendantes"

Amanda* croyait vraiment avoir été approchée par le manager de Kendji Girac et le chanteur lui-même. Tout semblait concorder: ses dates de concert, ses déplacements en France et même sa blessure par balle.

En deux ans, cette aide-soignante de 43 ans a donné tout ce qu'elle avait, a pris un crédit de 5000 euros et perdu son appartement. Elle a même failli commettre le pire: quand elle a découvert que l'histoire d’amour qu'elle croyait vivre n'était qu'une escroquerie, elle a fait une tentative de suicide. "Quand j'y repense, je me dis: mais comment j'ai pu faire ça? Comment j'ai pu être aussi conne?", se questionne-t-elle.

"Les victimes ne sont pas bêtes, loin de là", prévient la psychothérapeute Anne-Clotilde Ziégler. "Ce n'est pas une question d'intelligence. Les victimes sont rendues dépendantes affectivement, puis mises en confiance."

"On peut avoir plus ou moins de résistance, mais personne n'est totalement immunisé face à ce genre de méthodes."

3114: le numéro national de prévention du suicide
Le 3114 est le numéro à contacter si vous êtes en détresse psychique ou si vous avez des idées suicidaires. Vous pouvez également le contacter si un de vos proches est dans ce cas. Il propose une écoute avec des professionnels de santé spécialement formés, et est disponible sept jours sur sept, 24 heures sur 24.

*Le prénom a été modifié à la demande du témoin.

https://twitter.com/chussonnois Céline Hussonnois-Alaya Journaliste BFMTV