BFMTV
Société

"Hors de question de les partager": le secret autour des coins à champignons attise toujours les rivalités

Un champignon de la variété des bolets au pied d'un arbre, en pleine forêt.

Un champignon de la variété des bolets au pied d'un arbre, en pleine forêt. - Flickr - CC Commons - J.MICHEL

Chaque automne, paniers en osier à la main et bottes en caoutchouc aux pieds, les amateurs partent en quête de champignons dans les sous-bois. Mais une règle tacite demeure: ne jamais dévoiler son "coin à champignons". Une tradition bien ancrée qui, selon plusieurs cueilleurs, alimente parfois de vives tensions.

Motus et bouche cousue. Les amis de Cédric D. savent qu'il est impossible de lui faire lâcher le moindre mot sur ses coins à champignons. Ses deux fils de 10 et 21 ans sont les seuls à avoir le privilège de pouvoir l'accompagner lors de ses sorties en forêt ou dans les montagnes des Pyrénées. En contrepartie, ils sont toutefois strictement tenus au secret.

"En cherchant, on trouve, mais il faut se balader un peu. Mes coins à cèpes, girolles et morilles, je me suis donné du mal pour les trouver", affirme ce boucher de 41 ans, qui en ramasse plusieurs dizaines de kilos chaque saison. "En 17 ans, j'en ai fait des kilomètres, ça m'a demandé de la persévérance donc hors de question de les partager".

"Ça ne se dit pas, c'est la tradition"

L'an dernier, lui et ses fils ont ramassé 50 kilos, des trois variétés confondues. Ce passionné en consomme une partie fraîche, et met le reste dans des bocaux après les avoir fait sécher afin de les garder toute l'année. Il en donne aussi beaucoup pour faire plaisir à son entourage, notamment ses voisins âgés.

Comme lui, les habitants de la vallée de l'Aure ne partagent jamais leurs coins à champignons, sauf à leurs enfants et petits-enfants.

"Ça ne se dit pas, c'est la tradition: les anciens font voir les coins aux petits de la famille pour ne pas que ça se perde". 'Mais sinon, c'est très très mal vu de demander ça ici", selon le quadragénaire.

"C'est tabou de chez tabou, à tel point que quand on entend quelqu’un parler des 'bons coins', on se méfie: souvent c’est du pipeau". "Certains donnent de faux coins: j’ai déjà suivi leurs conseils et je suis tombé sur des zones pleines de cailloux. C’est plus pour narguer qu’aider".

Rien de nouveau sous le soleil, rappelle le mycologue professionnel Guillaume Eyssartier, docteur en sciences affilié au Muséum d'Histoire naturelle. "La transmission de génération en génération, ça a toujours été le cas. Il y a concurrence dès qu'une denrée est relativement rare et coûteuse. Les tensions et les échauffourées existaient déjà aux siècles derniers, à l'époque où la nourriture forestière était plus abondante et quand les seigneurs voulaient garder ce savoir - et donc ces denrées - pour eux".

Mais aujourd’hui encore, en Dordogne, Guillaume Eyssartier constate avec étonnement que les rivalités persistent: certains cueilleurs en viennent aux mains et vont jusqu’à crever des pneus pour protéger leurs coins à champignons.

La transmission familiale bouleversée par la science

L’application chasseursdechampignons.com, lancée il y a cinq ans par Jordan Monnot, illustre bien à quel point le sujet est sensible: depuis sa création, elle suscite de vives crispations chez les amateurs de cueillette. Et pour cause, ce site cartographie les zones susceptibles de voir pousser des champignons, sous réserve d'avoir souscrit à un abonnement payant, à hauteur de 48 euros par mois.

"L'algorithme se base sur les données des sols comme leur acidité, la topographie, les arbres présents, l'altitude, les expositions pour définir des lieux", confie le fondateur du site et ingénieur à BFMTV, qui peut se targuer d'avoir déjà 50.000 utilisateurs à travers le monde, dont 10.000 en France.

Un ensemble de facteurs qui permettent, selon chasseursdechampignons.com, de "multiplier par 10" les chances de trouver des cèpes, morilles, girolles, trompettes de la mort ou autres. "Ça guide et ça rend la cueillette intelligible, en réduisant la surface de prospection". Une offre qui est loin de plaire aux chasseurs aguerris, désireux de garder leurs lieux secrets.

Jordan Monnot raconte recevoir de nombreux messages d’insultes en ligne: sur Facebook, sous ses publicités ou par mail. Lui qui cherche simplement à démocratiser la cueillette peine à comprendre pourquoi les cueilleurs aguerris tiennent tant à préserver ce mystère et cet héritage.

Pour eux, la transmission doit rester à l’ancienne. Selon lui, le fait qu’il mobilise la science et qu’il ait fait HEC est perçu comme une opposition au monde rural. Il rappelle aussi que ces produits sont très précieux: parfois plus chers qu’un filet de bœuf au kilo, ce qui leur confère une forte valeur marchande.

"Beaucoup font chasse gardée"

"Parmi les cueilleurs gourmets, beaucoup font chasse gardée. C'est de la jalousie. Ils sont frustrés à l'idée d'en voir d'autres débarquer sur leur territoire, c'est tout", tente d'expliquer Nicolas Schwab, mycologue indépendant de 25 ans, plutôt favorable à cette nouveauté technologique. "Après tout, ces cartes recoupent des données déjà publiques. D'ailleurs elles ne garantissent pas non plus à 100% de trouver des champignons".

"D'un sens l'idée est bonne, mais d'un autre c'est un peu trop facile. Les champignons ça se mérite. Je suis plutôt partisan d'aller à la recherche avec le bâton, le panier, et découvrir par soi-même", défend plutôt Cédric, partisan de la découverte "à l'ancienne".

"C'est plus agréable de se dire qu'on a trouvé nous-même plutôt que d'avoir juste ouvert son téléphone"

Dans le village de Caixon (Hautes-Pyrénées), une association de propriétaires forestiers a même dû prendre les choses en main pour endiguer les incivilités liées à la cueillette dans les bois privés - comme les vols, pneus crevées, voitures mal garées et autres agressions verbales... Des gardes forestiers ont ainsi été déployés pour faire des rondes et la municipalité a depuis mis en place un permis de cueillette sauvage, à poser sur le pare-brise de sa voiture contre le paiement d'une cotisation de 20 euros.

"Depuis, ça se passe mieux", confie à BFMTV Michel Bidaubeyle, président de l'association "Fruits et produits forestiers de Caixon". Il explique ces tensions par le fait qu'il y ait "beaucoup d'argent en jeu. Chez nous quand il pleut, ça a tendance à bien pousser et les forêts sont faciles d'accès".

Léo Larescella, lui non plus, ne divulgue pas où il a l'habitude d'aller cueillir. Il essaie néanmoins de garder un état d'esprit "bon enfant" lorsqu'il part faire les champignons avec ses petits-enfants de 11 et 13 ans. "On part un peu à l'aveugle, quitte à faire chou blanc. On part dans l'idée d'en faire un panier de chanterelles en tube, pas plus. J'essaie de transmettre aux petits cette passion, mais ça veut aussi dire leur apprendre à ne pas être égoïstes et à en laisser aux autres. Après tout, les bois sont à tout le monde".

Jeanne Bulant Journaliste BFMTV