Barrage contre le RN: irrités par la une de Libération, les macronistes tentent de parler à la gauche

Marine Le Pen et Emmanuel Macron à l'Élysée à Paris, le 21 novembre 2017 - LUDOVIC MARIN © 2019 AFP
Au premier tour d'une présidentielle, l'électeur choisit. Au second, il élimine. Ce diptyque immuable, qui se vérifie depuis plus d'un demi-siècle en France, entraîne un corrolaire: la difficulté à se projeter dans l'isoloir tant qu'on n'y est pas. C'est pourtant ce qu'ont entrepris plusieurs électeurs de gauche qui, après avoir glissé un bulletin Macron en 2017 pour faire barrage à Marine Le Pen, ont tonné leur sentiment de trahison vis-à-vis du chef de l'État dans les colonnes de Libération samedi et ce lundi.
La principale raison derrière leur dépit? Le sentiment d'avoir cautionné, par un vote de refus, l'élaboration d'une politique à la fois trop droitière et trop libérale à leurs yeux. Au point d'assurer qu'ils ne répéteront pas le même geste en 2022 si le président sortant venait à croiser à nouveau le fer avec la patronne du Rassemblement national.
Signe annonciateur d'une victoire du RN ou mouvement d'humeur? Quoi qu'il en soit, le tollé a été immédiat en macronie. Dès la parution des témoignages déçus et amers recueillis par Libération, des dizaines d'élus, référents et militants de La République en marche ont exprimé leur colère, voire leur indignation. Aussi bien à l'égard du contenant que du contenu, qu'ils accusent de faire le lit de l'extrême droite.
"Naufrage journalistique"
L'un des tweets les plus relayés a été publié par un conseiller parlementaire LaREM. Il compare la Une de Libération du 27 mars 2021 à celle, célèbre, parue au lendemain de la qualification de Jean-Marie Le Pen au second tour de l'élection présidentielle de 2002. Entre les deux, un "naufrage journalistique" et une "perte du sens des valeurs d'une partie de la gauche", s'alarme-t-il.
D'autres ont enjoint ces électeurs de gauche au profil spécifique, difficilement quantifiables, à se ressaisir. Pour le député LaREM de l'Eure Bruno Questel, ils "imaginent leur retour au pouvoir" en pariant sur une victoire du RN, à même de ressouder leur camp en vue du coup d'après.
De quoi évidemment susciter l'ire du camp visé. Dans son numéro paru ce lundi, Libération a rebondi sur l'émoi provoqué par sa Une précédente. Le premier secrétaire du Parti socialiste, Olivier Faure, y accuse Emmanuel Macron d'avoir fait de l'extrême droite son "faire-valoir".
"Cette fable du 'et de gauche et de droite' a amplifié le sentiment de trahison", juge le député de Seine-et-Marne.
Le "ras-le-bol" des marcheurs
Le service après-vente des journalistes de Libération, dont le travail a initialement découlé d'un appel à témoins, n'y a rien fait. Les macronistes se sont sentis piqués au vif, s'estimant victimes d'une grande injustice. Pour beaucoup d'entre eux, les médias - notamment le quotidien fondé par Jean-Paul Sartre - ne leur accordent aucun crédit pour les mesures sociales adoptées depuis le début du quinquennat.
"Je commence à en avoir un peu ras-le-bol des leçons de types de gauche qui passent leur temps à dresser des parallèles douteux entre le président de la République et le FN, et qui maintenant nous accusent de ne pas convaincre les électeurs de gauche", peste auprès de BFMTV.com Ambroise Méjean, délégué général des Jeunes avec Macron, dont beaucoup d'adhérents sont montés au créneau depuis deux jours.
Selon lui, "la rédaction de Libé ne supporte pas que le président soit aussi haut dans les sondages alors qu'ils ont passé tout le quinquennat à le matraquer". Invitée de BFMTV ce lundi, l'eurodéputée LaREM Nathalie Loiseau a tenu un raisonnement analogue.
"On est en train de se demander si on parle de l'électorat de gauche ou du lectorat de Libé, ce qui n'est pas complètement la même chose. Parce que les sociaux-démocrates, ils sont très largement à En Marche", a argué l'ancienne ministre des Affaires européennes.
Nathalie Loiseau estime que "personne" chez les insoumis, les écolos ou les socialistes n'affronte Marine Le Pen. "C'est Le Silence des Agneaux", a-t-elle raillé, leur reprochant de concentrer leurs critiques sur le chef de l'État.
"Ceux qui, à gauche, pensent défendre leurs valeurs en envisageant de partir à la pêche en cas de match Macron-Le Pen, ils ont perdu la boussole. (...) Quand un ami est en train de faire une connerie, on lui dit, 'tu fais une connerie'", a-t-elle déclaré.
"On ferait mieux de les ignorer"
Ces propos traduisent une frustration sincère mais soulèvent deux écueils potentiels. Le premier serait de ne pas tenir compte de la rupture quasi définitive qui guette LaREM et une fraction de la gauche modérée. Et ce, alors qu'Emmanuel Macron a bâti son succès de 2017 en séduisant de nombreux déçus du hollandisme.
"Est-ce que c'est intelligent de réagir comme certains l'ont fait? Je ne pense pas. On leur donne de quoi s'occuper encore, on ferait mieux de les ignorer", reconnaît un cadre LaREM.
Le député Roland Lescure a la même analyse. "La lutte contre le FN est l'affaire de tous. Plutôt que d'aller balayer devant les portes des uns et des autres, concentrons-nous sur ce qu'on peut faire pour combattre l'extrême droite. Et ça s'applique à nous et aux autres", juge-t-il auprès de BFMTV.com.
Pour y remédier, certains ministres tentent de rattraper la gauche par le col, à l'instar d'Élisabeth Borne dimanche sur BFM Politique. "Je suis une femme de gauche. (...) La justice sociale (...) est au cœur de mes combats", a-t-elle insisté, égrénant les mesures sociales portées par l'exécutif.
Peine perdue, constate une source parlementaire LaREM: "On n’arrive pas à se faire entendre sur notre jambe gauche. On peut parler autant qu'on veut du 'quoi qu’il en coûte', on est avant tout entendu sur la sécurité, l’islam, la laïcité. En plus on se tire régulièrement des balles dans le pied, comme avec la polémique sur l'islamo-gauchisme." Vieille rengaine du quinquennat.
La gauche désunie
Le second écueil, pour la macronie, serait de recourir au chantage moral, qui ulcère plus qu'il ne fédère. Surtout lorsque le RN, dont Marine Le Pen poursuit habilement la normalisation, atteint les 48% d'intentions de vote au second tour en 2022. Une percée inédite que la gauche accuse Emmanuel Macron d'avoir sciemment favorisée afin d'être facilement réélu.
Ce procès s'explique aussi par l'incapacité - pour l'heure - de la gauche à s'unir autour d'une candidature commune. Dans l'interview évoquée plus haut dans Libération, Olivier Faure affirme que "quand on gagne face à l’extrême droite, on ne peut pas gouverner comme si on avait gagné sur son seul projet".
"Il faut tenir compte des millions de citoyens qui n’ont voté pour vous que pour rejeter l’extrême droite. Nous étions en droit d’espérer que 2017 ne soit pas la réédition de 2002. Or, Emmanuel Macron a fait pire", juge le patron du PS.
Pour illustrer sa réprobation, Olivier Faure évoque pêle-mêle l'écologie, la réforme des retraites, la politique migratoire, le maintien de l'ordre, ainsi que la communication, qui s'apparente selon lui à celle d'un gouvernement de droite. Néanmoins lorsqu'il est interrogé sur l'éparpillement de la gauche à 14 mois de l'échéance électorale, le leader socialiste est contraint de s'en tenir à de l'incantation.
"Il faut évidemment un projet commun parce que ce qui nous sépare ne mérite pas de donner la victoire à Macron ou Le Pen. Il faudra pour le porter et l’incarner une ou un candidat commun: nous devrons choisir la ou le meilleur d’entre nous", prévient-il. À chacun son fardeau.