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"J'ai été alpaguée par une quarantaine de prédateurs": ces bénévoles qui piègent les pédocriminels en ligne

(photo d'illustration)

(photo d'illustration) - Lionel Bonaventure - AFP

Des associations de bénévoles piègent et dénoncent les prédateurs sexuels sur internet. Si certaines de ces affaires terminent devant les tribunaux, les méthodes employées par ces associations peuvent interférer avec certaines enquêtes en cours.

Comme une enfant, elle allume son ordinateur en dehors du temps scolaire. Comme une enfant, elle se connecte aux réseaux sociaux les soirs, le week-end et le mercredi. Comme une enfant, qu’elle n’est pas, Neila Moore reçoit, cachée derrière un faux profil de mineure, les messages de femmes et d’hommes pédocriminels.

Neila Moore chasse depuis maintenant cinq ans les pédocriminels en ligne. Elle est aujourd’hui présidente de la Team Moore, une association de 53 bénévoles qui repère les prédateurs sexuels en ligne pour les piéger et les dénoncer.

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12:40

Neila Moore est le pseudonyme choisi par cette femme de ménage installée dans la région lyonnaise. Un seul clic lui a suffi pour côtoyer l’horreur. C’était en 2019, lors de la mise en ligne de son faux profil d’enfant sur les réseaux sociaux. "J’ai été alpaguée au bout de deux heures par une quarantaine de prédateurs", explique la mère de famille à BFMTV.com.

"C'est le prédateur qui nous contacte"

Pour débusquer les pédocriminels, elle et ses équipes créent des profils d’enfants âgés de 11 et 13 ans. "Les photos qu’on utilise sont les nôtres. On les rajeunit grâce à l’intelligence artificielle." Une fois connectée, Neila Moore patiente. Comme un pêcheur, la mère de famille attend que ses prises mordent.

"C’est le prédateur qui nous contacte en premier. Si nous le contactons, c’est considéré comme une provocation au délit, et ça, le droit pénal l’interdit", détaille la présidente de l’association qui s’appuie sur l’article 227-22-1 du code pénal pour justifier de la légalité des opérations.

Une notification tombe: nouvelle demande d’ami. D’un clic, Neila Moore, cachée derrière le profil d’un enfant, l’accepte. Les premiers messages défilent… La traqueuse de pédocriminels est prête.

"On le laisse entrer dans ses propos délictueux. Jamais on ne va l’inciter, jamais on ne va répondre à ses avances car c’est de la provocation au délit", explique Neila Moore. "Les citoyens qui envoient des contenus pédocriminels pour intercepter des pédocriminels commettent un délit", confirme l’Office mineurs (OFMIN) auprès de BFMTV.com.

Plus de 200 signalements en 2024

La présidente de l’association regroupe l’ensemble des informations glanées sur ces prédateurs, ainsi que les captures d'écran des conversations, dans un dossier qu’elle joint aux autorités. "On fait des dépôts de plainte ou des signalements aux autorités compétentes", explique-t-elle.

Depuis sa création, l’association dit avoir effectué 500 signalements dont plus de 200 en 2024. Ils aboutissent parfois à des interpellations voire à des condamnations. En mai dernier, après un dépôt de plainte de la Team Moore, un trentenaire a été condamné à 14 mois de prison avec sursis et à une interdiction d’exercer une activité en contact avec des mineurs pendant cinq ans par le tribunal correctionnel de Valenciennes (Nord), confirme Christelle Dumont, procureure de la République de la ville à BFMTV.com.

Cachée derrière le profil d’une jeune fille de 13 ans, un bénévole de l’association a reçu des messages à "connotation sexuelle", mais aussi des photos et vidéos à "caractère pornographique” de la part de ce trentenaire.

"À la suite de ces révélations, une enquête était immédiatement diligentée par le parquet de Valenciennes pour les faits de corruption de mineur de 15 ans et sollicitation d’un mineur de 15 ans pour la diffusion ou la transmission de son image à caractère pornographique", rapporte la magistrate.

"Au début, on nous reprochait ce qu'on faisait"

"Au début, on nous reprochait ce que l’on faisait”. Shiva est président de la Team Eunomie. Cette association de 39 bénévoles débusque aussi les pédocriminels en France et à l’étranger. "Maintenant j’ai de très bonnes relations avec les forces de l’ordre et les procureurs", affirme Shiva.

La Team Eunomie use, elle aussi, de faux profils d’enfants, âgés de 13 à 15 ans, pour démasquer les prédateurs sexuels. "Des profils très lambdas où il n’y a rien de sexuel, rien qui pourrait laisser penser que l’enfant a déjà été en couple, même avec des enfants de son âge."

Contrairement à la Team Moore, la Team Eunomie va jusqu’à donner rendez-vous aux pédocriminels. "Et c’est la gendarmerie qui se déplace", explique Shiva qui dépose systématiquement plainte après avoir récolté suffisamment d’éléments.

Reste que cette chasse n’est "pas forcément un gain de temps pour les services d’enquête qui ne peuvent utiliser en procédure les preuves seules apportées par ces chasseurs”, explique l’Office mineurs (OFMIN) à BFMTV.com.

"Lorsqu'ils mènent leurs propres enquêtes sur les réseaux pour identifier les pédocriminels, ils ne sont pas soumis aux mêmes exigences que les services d’enquête, et notamment au principe de loyauté de la preuve", poursuit l’office central.

"Pour réaliser des infiltrations, les services de police, dont l'office mineurs, s'inscrivent dans un cadre juridique spécifique et doivent solliciter une autorisation du procureur de la République avant tout envoi de contenu pédocriminel."

Pour ces raisons, "les services de police ne coopèrent pas" avec "ces chasseurs de pédocriminels", mais "l’office mineurs peut tout à fait être saisi par l’autorité judiciaire d’une enquête après un signalement effectué à la suite d'une chasse de pédocriminels sur internet".

L’enquête consistera alors "à rechercher des preuves des faits, tout en respectant les principes directeurs de la procédure pénale", poursuit l’Office mineurs.

"Susceptible d'interférer avec des enquêtes en cours"

"L’intervention de ces parties privées est susceptible d’interférer avec des enquêtes en cours. Ils sont ainsi susceptibles d’entrer en relation avec des objectifs de l’enquête et de contribuer à une déperdition des preuves", souligne le ministère de la Justice auprès de BFMTV.com.

Il ajoute que "l'intervention de certaines de ces associations" peut "mettre à mal les principes de présomption d’innocence et de la sécurité des personnes qui doivent guider l’action de l’autorité judiciaire".

Le ministère de la Justice rappelle que "certains collectifs ou individus" usent "des modalités d'actions violentes à l'encontre des personnes qu'ils identifient". La récente interpellation de trois hommes, suspectés d'avoir incité les membres du groupe Telegram "La Ligue anti-pédo" à se créer de faux profils de jeunes mineures pour tendre un guet-apens à des adultes, l'illustre. Des méthodes que condamnent les deux associations.

Par ailleurs, le ministère de la Justice rappelle l'existance de "plusieurs dispositifs procéduraux mis en place pour lutter contre la pédopornographie". La plateforme Pharos, par exemple, "permet de centraliser tous les signalements d’internautes concernant des contenus illicites diffusés sur Internet".

"Tu me montres tes seins?"

La Team Eunomie compte cependant plus d’une trentaine de passages devant les tribunaux, selon son président. "On est déclaré victime dans tous nos dossiers." Il y a quelques jours, le tribunal de Troyes a examiné quatre années de travail.

Un homme, âgé de 56 ans, était jugé pour avoir tenu à une jeune mineure de 14 ans, en réalité un faux profil de l’association, des propos du type: "tu me montres tes seins? Tu veux m’aider à me faire jouir? Tu veux voir un sexe d’homme?”. Des propositions qu’il avait accompagnées d’une photo de son sexe en érection, explique Chiva qui insiste sur la nécessité d’informer les enfants et les parents sur les dangers d’internet.

De son côté, Neila Moore lance un appel aux autorités: "On est amené à voir des choses horribles. On a de plus en plus de dossiers qui contiennent des contenus pédopornographiques donc il y a urgence", conclut la bénévole.

Charlotte Lesage