Au théâtre de Saint-Denis, une pièce raconte l'histoire de "ce million de femmes engagées" pendant la Seconde guerre mondiale

la lauréate du prix Nobel de littérature Svetlana Alexievitch, le 26 août 2020 à Minsk, au Bélarus - Sergei GAPON © 2019 AFP
"Tout ce que nous savons de la guerre nous a été conté par des hommes": à Saint-Denis, neuf anciennes combattantes soviétiques racontent leur guerre à la Prix Nobel de littérature bélarusse Svetlana Alexievitch, adaptée par la metteuse en scène Julie Deliquet.
Ces femmes, anciennes brancardières, pilote ou encore tireuse d'élite, se souviennent de ce jour de juin 1941 où l'Allemagne nazie a envahi l'URSS, "la bascule". "Ce soir-là, on était allé danser", rembobine l'une d'elles, assise, comme les autres, dans une cuisine, linge séchant au plafond. "On était cinq copines, je suis la seule à avoir revu ma mère", dit une autre. La pièce, adaptée du premier livre de Svetlana Alexievitch, fait écho aux conflits d'aujourd'hui, de Gaza à l'Ukraine.
Hasard du calendrier, les répétitions de La guerre n'a pas un visage de femme ont commencé le 24 février. Trois ans, jour pour jour, après l'invasion russe en Ukraine, autrefois dans l'URSS. Prix Nobel de littérature 2015, Svetlana Alexievitch avait, dans les années 1970, enregistré sur son magnétophone des récits de combattantes, pour une œuvre parue en 1985. Une histoire, celle de "ce million de femmes engagées" pendant la Seconde guerre mondiale, longtemps passée sous silence.
Avant d'adapter ce roman documentaire, Julie Deliquet raconte dans un entretien à l'AFP s'être rendue à Berlin, où vit désormais, en exil, Svetlana Alexievitch. À la question: "Pourquoi il n'y avait pas plus de témoignages sur les viols, sur tous les grands tabous de guerre", l'autrice, âgée d'une vingtaine d'années à l'époque, lui a répondu: "Ce n'est pas parce que les femmes voulaient se taire, c'est parce que je n'ai pas osé leur demander".
Aucun tabou, pas même les viols, n'est passé sous silence dans cette adaptation. "On n'avait plus nos règles", certaines n'ont pas pu avoir d'enfants après la guerre, dit sur scène une comédienne jouant une ancienne pilote soviétique. "Le spectacle est construit pour que certaines choses choquent profondément", assume la metteuse en scène, par ailleurs directrice du théâtre Gérard Philipe (TGP), Centre dramatique national de Saint-Denis (Seine-Saint-Denis) où est interprétée la pièce. "Là il n'y en a pas eu, mais on a eu des malaises, chaque soir, de femmes."
On a construit une parole politique et sociale
Dans cette pièce de deux heures et demie, programmée jusqu'au 17 octobre à Saint-Denis avant une tournée à partir de janvier, la parole est le personnage principal. "C'est un spectacle où on a construit une parole politique et sociale, pas une parole intime", explique Julie Deliquet. Les dix comédiennes, neuf incarnant d'anciennes combattantes interrogées par celle qui interprète Svetlana Alexievitch, ont répété avec des classes de lycéens de Saint-Denis. Pour certains, ils ont "dans leurs histoires familiales parfois fui d'autres guerres", note Julie Deliquet.
Mis à contribution pour savoir comment ils questionneraient d'anciennes combattantes, ils ont aidé à la construction du spectacle, raconte la quadragénaire. "Comment vous faisiez pour les règles au front?", "Est-ce qu'il y avait une menace d'abus sexuels?", "Est-ce qu'il y avait des moments joyeux?"...
Autre moment marquant de la pièce, l'après-guerre. "Elles ont vécu l'horreur", analyse Julie Deliquet, mais à leur retour dans la vie civile, on leur a bien fait comprendre qu'il fallait qu'elles reprennent leur place dans la société de l'époque: "être une bonne mère ou une épouse".
Des injonctions, d'une certaine manière, toujours d'actualité, regrette Julie Deliquet: "Aujourd'hui, nous sommes dans un système paritaire, mais systématiquement on va nous demander quand on est en création comment on fait avec nos enfants. On ne pose pas cette question aux hommes". Et, insiste-t-elle, certains tabous pendant la guerre imprègnent toujours notre vie quotidienne. "Les règles, ça gêne."
Cette pièce soulève aussi la question de la place de la guerre dans nos sociétés. "Tant qu'on a des jouets de guerre en libre accès, tant qu'on offre ça comme un cadeau, il y a quelque chose qu'on a intégré de la notion de guerre", estime Julie Deliquet.