Le cas Snowden, casse-tête stratégique pour Obama

A Hong Kong, des affiches ont été collées pour soutenir Ed Snowden. - -
Le scandale de l'espionnage américain, appelons-le ainsi, est en mutation par phases multiples. Dimanche, l'Union européenne a ainsi découvert qu'elle fait partie des "cibles" de l'Agence nationale de sécurité américaine NSA, accusée d'espionner les communications électroniques mondiales dans le cadre du programme Prism.
D'une phase à l'autre, ce scandale, passionnel, prend des proportions historiques. Retour sur cette saga américaine:
• La phase de l'indignation civique
Du 5 au 7 juin, le Guardian (quotidien progressiste de référence anglais) révèle une fuite anonyme: la justice américaine peut secrètement forcer Verizon (géants des Télécoms US) à livrer quotidiennement à la NSA (agence de surveillance électronique nationale) la totalité des données téléphoniques de ses abonnés, sur plusieurs mois.
Le Washington Post et le Guardian poursuivent le lendemain: la NSA et le FBI ont sollicité neuf géants américains de l'Internet, dont Microsoft, Yahoo, Google et Facebook, pour surveiller et intercepter les communications d'internautes étrangers situés hors des Etats-Unis. Le public découvre un programme quasi-secret nommé Prism, en place depuis 2007, qui dérive vaguement d'une loi votée sous George W. Bush et renouvelée en décembre 2012.
Les géants de l'Internet nient avoir autorisé les services de renseignement d'accéder à leurs serveurs pour récupérer les données. Le doute est cependant permis.
Le 7 juin, Barack Obama justifie ce "nécessaire compromis" entre vie privée et sécurité, fermant la phase de l'indignation civique, celle où les citoyens pouvaient sentir que les fournisseurs d'accès et les compagnies de téléphone donnaient les données confidentielles au gouvernement sans retenue. Mais Obama va être totalement dépassé quelques jours plus tard.
• La phase de la grande défection d'Edward Snowden: le Traître
L'identité du fuiteur est annoncée dans le Guardian le 9 juin: Edward Snowden. Il est le premier des sonneurs d'alerte à quitter le territoire des États-Unis, muni de documents compromettants. Il a, dès le début de sa fuite secrète le 20 mai, pris refuge à Hong Kong. Brillante idée, c'est de là qu'il donne des interviews à un autre quasi-dissident américain, Glenn Greenwald, journaliste-commentateur célèbre qui a fini par travailler pour le Guardian dans un geste de défi envers la presse américaine, et qui a fini par s'installer au Brésil!
Pendant plusieurs jours la démarche de Snowden, interviewé uniquement par Greenwald, devient claire: l'ancien spécialiste de l'espionnage étatique informatique à grande échelle n'en peut plus de pouvoir espionner pratiquement n'importe qui, sans guide moral aucun. Prism, véritable aspirateur robotisé, surveille 200 millions d'Américains à leur insu. "Le gouvernement peut garder des métadonnées sur chaque Américain, puis fabriquer une trame biographique fallacieuse avec de vraies données. Chaque Américain peut se retrouver transformé en menace pour la sécurité nationale", voici la crainte et le dégoût qui motivent Snowden, et attirent Greenwald.
Les jours qui suivent voient la justice fédérale inculper Snowden, et demander son extradition au gouvernement autonome de Hong Kong. Les responsables fédéraux commencent à défendre Prism comme bouclier qui aurait confondu 50 tentatives d'attentats terroristes.
Le 24 juin Snowden s'envole vers Moscou et se réfugie dans la zone de transit internationale, et l'affaire devient floue. Julian Assange et Wikileaks annoncent leur soutien moral et matériel à la cause de Snowden, c'est-à-dire le droit de demander asile librement.
• Les États-Unis, transformés en espions de leurs amis
Le 30 juin, renversement de situation: dans les colonnes du Spiegel et du Guardian, une nouvelle fuite de la part de Snowden, qui aurait visiblement confié des documents à diverses personnes, met sérieusement en cause les services américains- NSA, CIA, d'autres -dans une vaste opération d'espionnage des alliés des États-Unis: France (ambassade auprès de l'ONU à New York, ambassade à Washington); Italie (ambassade à Washington); Grèce (ambassade auprès de l'ONU); Union européenne (ambassade auprès de l'ONU à New York, et même salle de conférence intergouvernementale du bâtiment Justus-Lipsius à Bruxelles!). Pour couronner le tout, c'est depuis les locaux de l'OTAN près de Bruxelles que la NSA aurait espionné les Européens. Le comble du mauvais goût.
• La phase à venir: l'excès américain, et l'inculpation du cynisme
Il est clair que Snowden a gagné une bataille. Il est intouchable dans l'aéroport de Moscou, Poutine le laisse faire. Les accusations ont fini par ébranler très officiellement les responsables français, et européens. Rien ne sera comme avant. Les négociations euro-américaines sur le libre-échange vont s'en trouver gravement déséquilibrées.
Certes, des Européens ont éventuellement fait pareil, mais les Américains sont pris la main dans le sac, dénoncés par un Américain qui semble croire que l'honnêteté et la loyauté sont payantes. Le prix de ces tricheries est plus élevé, car moral et profond, que tout bénéfice tactique produit par l'espionnage. L'État fédéral a perdu du crédit, combien de temps pour le recouvrer?