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Une caricature de "serial killer": comment "Les Dents de la mer" a fait du tort aux requins

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Il y a cinquante ans sortait sur les écrans un film qui a terrorisé des générations de baigneurs et de baigneuses: Les Dents de la mer. Un film qui a surtout fait beaucoup de mal aux requins.

Un tueur d'humains assoiffé de sang. Voilà comment le requin, personnage principal du film Les Dents de la mer, est présenté dans le long métrage de Steven Spielberg sorti le 20 juin 1975, il y a cinquante ans jour pour jour. L'affiche du film donne le ton: la bête est résumée à cette gueule géante grande ouverte, toutes dents acérées pointées en direction de la nageuse en surface.

"Le film a clairement marqué une représentation collective du requin comme un monstre sanguinaire et a profondément ancré une peur irrationnelle des requins (qu'on appelle la squalophobie, NDLR)", observe pour BFMTV.com Théa Jacob, chargée de programme espèces marines et pêche durable au WWF France. Elle qui milite pour la protection des requins regrette que le film ait caricaturé le grand requin blanc en "mangeur intentionnel d'êtres humains".

"C'est très injuste. Et ce n'est pas exagéré: c'est complètement faux."

La "gueule formidable, hérissée de dents"

Car l'humain n'est pas la proie instinctive des requins. Rappelons d'abord que toutes les espèces de requins ne sont pas amatrices de mammifères. Le requin pèlerin, planctophage, est par exemple parfaitement inoffensif. Aucune inquiétude non plus à avoir avec le requin-baleine: lui aussi se nourrit de plancton, ainsi que d'algues et de petits poissons. Quant au requin à pointe noire, il n'est pas agressif et ne représente pas un danger, sauf en présence de poissons blessés ou pêchés, indique l'association Sharks mission.

En réalité, sur les plus de 500 espèces de requins qui habitent les mers et océans de la planète, seules cinq sont potentiellement dangereuses pour l'être humain. Ce sont les grand requin blanc (mis en scène dans Les Dents de la mer), requin tigre, requin bouledogue, requin longimane (ou requin océanique) et mako.

"Avant le film, les requins avaient déjà une image négative", déplore pour BFMTV.com Eric Clua, vétérinaire et directeur de recherche à l'École pratique des hautes études, rattaché au Centre de recherche insulaire et observatoire de l'environnement. Dans Vingt mille Lieues sous les mers, Jules Verne décrivait en 1869 ces "requins terribles" à la "gueule formidable, hérissée de dents" qui "broient un homme tout entier dans leurs mâchoires de fer".

L'attaque originelle remonte certainement à juillet 1916, une période surnommée "les douze jours de terreur", raconte le musée d'histoire naturelle de Floride. Quand cinq personnes ont été attaquées par des requins dans le New Jersey, aux États-Unis. Quatre en sont mortes.

Sans compter le drame de l'USS Indianapolis, ce navire de la marine militaire américaine torpillé par un sous-marin japonais en 1945 dans l'océan Pacifique. Pendant quatre jours, les marins ont dérivé dans les courants, encerclés et assaillis par des requins. Nombre d'entre eux ont péri noyés ou dévorés. Un épisode de l'Histoire que raconte d'ailleurs un pêcheur dans le film de Steven Spielberg.

"Les Dents de la mer a été un tournant pour les requins qui a été suivi de dizaines de films du même genre", ajoute Eric Clua.

La "sharksploitation" au cinéma

Le film de Steven Spielberg, qui a rencontré un succès planétaire, est ainsi devenu le premier blockbuster de l'histoire et surtout le premier film de requins. Jaws, de son titre original en anglais, a même imposé le requin comme une figure incontournable du cinéma, donnant naissance à la "sharksploitation", un sous-genre du film d'exploitation avec requins et attaques de requins. Dernier en date: Sous la Seine, succès de l'été dernier et premier film français à dépasser les 100 millions de vues sur Netflix.

"Si l'être humain était une proie pour les requins, il y aurait bien plus d'attaques", ajoute Eric Clua, spécialiste des requins. Pour rappel: l'année dernière, quelque 51 attaques de requins ont été recensées dans le monde. Quatre ont été mortelles. Et pour 2023, le musée d'histoire naturelle de Floride dénombre dix attaques mortelles.

À titre de comparaison, les moustiques tuent chaque année 800.000 personnes dans le monde, les serpents 50.000, les crocodiles 1000, les hippopotames 500 et les méduses 100, rappelle l'Institut océanographique de Monaco.

Du côté des requins, "seuls 10% des morsures relèvent de la prédation", pointe l'ichtyologue Eric Clua qui s'oppose à la théorie de l'erreur. "Les requins sont intelligents et voient très bien. Ce n'est pas parce qu'ils nous confondent avec une otarie ou un phoque qu'ils nous mordent." Selon lui, le requin qui mord est un requin qui va "oser" s'en prendre à un humain, ce qui serait lié à sa personnalité.

"Les requins ne sont pas des 'serial killers' qui prennent plaisir à tuer. Le requin qui mord, c'est un requin singulier."

Parmi les principales motivations: des morsures d'auto-défense, de territorialité, de compétition ou d'exploration. "Les requins ont peur de l'humain, ils ne nous connaissent pas et sont de nature prudente. Pour un requin, un surfeur, un véliplanchiste ou un plongeur, ce sont des animaux différents."

Plus d'un tiers des espèces menacées

D'après l'Union internationale pour la conservation de la nature (UICN), quelque 37% des 1300 espèces de requins et de raies sont aujourd'hui menacées d'extinction. "C'est le deuxième groupe d'espèces le plus menacé au monde après les amphibiens", regrette Théa Jacob.

En réalité, ce ne sont pas les squales qui massacrent les humains, mais les humains qui massacrent les squales, notamment en raison de la pêche. À l'échelle mondiale, leur abondance a chuté de 71% depuis les années 1970, selon une étude publiée en 2021 dans la revue Nature.

Et Les Dents de la mer y est pour quelque chose. Steven Spielberg l'a lui-même reconnu. "Je regrette profondément que la population de requins ait été décimée à cause du livre et du film", a-t-il déclaré dans une émission diffusée sur BBC Radio 4 en 2022.

Car après la sortie du film, la pêche sportive aux requins a fortement augmenté, en particulier aux États-Unis, explique Théa Jacob, du WWF France. Le film a aussi, selon elle, "ouvert la voie à une couverture sensationnaliste des attaques de requins". Avec pour effet de retarder les efforts de connaissance de ces espèces et de protection.

Un constat que partage le spécialiste des requins Eric Clua. "On a tendance à vouloir protéger les espèces qui nous semblent proches, comme les mammifères. Le requin est bien loin du koala qui nous inspire tant de sympathie. Or, la perception du grand public joue énormément sur les motivations des décideurs à protéger ces espèces."

Et même cinquante ans après Les Dents de la mer, il demeure difficile de rétablir une image plus apaisée et plus objective des requins. "J'ai passé des milliers d'heures sous l'eau avec les requins. Cette idée qu'ils surgiraient à la moindre goutte de sang, c'est une construction, une caricature."

https://twitter.com/chussonnois Céline Hussonnois-Alaya Journaliste BFMTV