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"Une sensation de liberté": avant Paris, on se baigne déjà dans d'autres grandes villes européennes
Ça y est: depuis ce samedi 5 juillet, trois sites de baignade dans la Seine ouvrent à Paris. Une grande première après plus de cent ans d'interdiction. Pour en arriver là, il a fallu construire des zones de baignade, obtenir des autorisations, passer des marchés publics et surtout dépolluer la Seine et la Marne.
Si se baigner en ville en France reste très limité, il est pourtant facile de piquer une tête dans plusieurs métropoles européennes. Copenhague, Berne, Vienne, Amsterdam... De nombreuses municipalités permettent aux habitants de se rafraîchir gratuitement en été, voire en hiver pour les plus téméraires. "En ce temps de canicule, c'est noir de monde", commente Valérie Hoffmeyer, architecte-paysagiste qui habite à Genève, en Suisse.
"L'usage précède les autorités"
Si se baigner en ville dans un lac, comme par exemple en France à Annecy, ne paraît pas particulièrement exceptionnel, c'est la baignade en eaux vives, c'est-à-dire dans des rivières ou des fleuves, qui peut être plus surprenante.
À Munich, en Allemagne, il est possible de faire trempette dans l'Isar. Il y a un quart de siècle, la ville a entamé un processus d'assainissement de la rivière qui traverse la cité bavaroise, pour un coût de près de 32 millions d'euros. Un tronçon d'environ huit kilomètres est désormais baignable. Une autre rivière de la ville, l'Eisbach, abrite une attraction pour les surfeurs.

En Autriche voisine, la baignade dans le Danube est accessible en métro depuis le centre-ville de Vienne. Depuis la fin du 19e siècle, le Danube y a été aménagé, dérivé, et remblayé. Si ces travaux n'étaient pas originellement prévus pour permettre la baignade, les Viennois y sont venus spontanément. Aujourd'hui, les autorités préservent cet accès, avec, par exemple, des bateaux qui coupent régulièrement les plantes d'eau jusqu’à 1,70m de profondeur.
Plus en aval, on peut également profiter des eaux du Danube dans la capitale hongroise de Budapest, où plusieurs plages ont été aménagées le long du fleuve.
À Copenhague, ce n'est pas une rivière qui y coule mais un bras de mer. Les autorités ont lancé une rénovation de l'assainissement et du port, très fréquenté. Là encore, le principal objectif de ce plan n'était pas la baignade mais finalement une zone prévue à cet effet est inaugurée au début des années 2000, baptisée "Harbour Bath". Depuis, les zones baignables se sont étendues progressivement et sont même devenues un argument touristique de la ville.
"Ce qui est intéressant dans la baignade urbaine, c'est que l'usage précède les autorités: personne ne s'attend à ce que ça prenne une telle ampleur", explique Valérie Hoffmeyer, qui a travaillé sur la baignade en Suisse.
Investissements pour améliorer la qualité de l'eau
À Paris, une crainte revient tout particulièrement: la qualité de l'eau de la Seine sera-t-elle vraiment au rendez-vous cet été? L'année dernière, lors des Jeux olympiques, des épreuves ont dû être reportées en raison d'une eau jugée trop polluée, notamment après des intempéries.
Comment s'en sortent les autres villes baignables? "On ne s'est pas toujours baigné en ville en Suisse", précise Valérie Hoffmeyer, qui ajoute "qu'il y a 20 ans, on estimait que l'eau n'était pas assez propre, par exemple à Genève avec les industries sur le Rhône".
Dans les années 1960, en Suisse, les eaux usées se déversaient directement dans les cours d'eau et seulement 14% de la population était raccordée à une station d'épuration. Aujourd'hui, le pays est réputé pour ses eaux de baignade cristallines. Selon des données de 2023 de l'Agence européenne pour l'environnement, seules cinq de 196 zones de baignade du pays étaient considérées comme de mauvaise qualité.
"Il y a eu une amélioration sur les intrants utilisés dans l'agriculture par exemple", explique Valérie Hoffmeyer, ce qui permet d'améliorer la qualité de l'eau. Comme le raconte le New York Times, à Bâle, en 1986, le fleuve est devenu rouge après le déversement d'un entrepôt de produits chimiques.
Cet événement a entraîné l'adoption d'une nouvelle législation et des investissements dans les efforts de nettoyage et a poussé les autorités à construire de nouveaux réseaux d'égouts, des stations d'épuration et d'autres installations pour éloigner les eaux usées de ses rivières. La Suisse a alors ouvert la voie à la natation urbaine, notamment dans d'autres villes comme Zurich, Berne ou Genève.

Chez les Helvètes, on ne doute pas beaucoup de la qualité de l'eau de baignade. "On sait que c'est l'eau des Alpes, il y a un attachement à ça ici, on connaît les sources", souligne Valérie Hoffmeyer.
La Suisse continue également de moderniser ses stations d'épuration, notamment pour pouvoir éliminer les drogues, les produits chimiques et autres micropolluants accumulés dans les cours d'eau mais difficiles à détecter.
De la même manière, à Munich, parmi les techniques utilisées pour améliorer la qualité de l'eau, on retrouve la filtration par ultraviolet avec des lampes installées sur plusieurs dizaines de stations d'épuration.
Pourquoi avoir attendu aussi longtemps en France, notamment à Paris? "Avec la Seine, le défi est plus grand car on a une agglomération extrêmement dense donc maintenir la qualité de l'eau est plus complexe", explique Julia Moutiez, chercheuse au laboratoire CNRS du CRH-Lavue et spécialiste de la baignade en ville
En outre, en ce qui concerne les aménagements, "la Seine est très peu large par rapport à d'autres fleuves voisins, il y a une forte densité urbaine, peu de profondeur de quai et une minéralité importante", détaille la spécialiste.
Portés par le courant...
Il est donc possible de barboter dans plusieurs grandes villes d'Europe. Mais si à Paris, la baignade va s'effectuer dans des bains protégés du courant, comme dans de nombreuses villes, dans certaines, les cours d'eau deviennent également de véritables moyens de transports.
C'est le cas à Bâle, en Suisse. "Avec mes enfants, on prend des sacs imperméables, sauf un de mes fils qui aime flotter avec son ballon de basket, et on se jette dans l'eau. On se laisse transporter pour 25 à 30 minutes selon le courant, puis on ressort un peu là où il y a les échelles pour sortir", raconte Steven, 43 ans.
Dans cette ville suisse, comme à Berne, la capitale, il suffit de se munir d'un "Wickelfisch", un sac de natation étanche qui, une fois vêtements et éléments personnels glissés dedans, va servir de flotteur. Attention toutefois à ne pas trop le remplir, met en garde Steven qui a, un jour, retrouvé son passeport trempé dans ses affaires!
Plus large que la Seine, le Rhin à Bâle permet une cohabitation entre trafic fluvial et les baigneurs. En été à Berne, on décompte près de 10.000 nageurs par jour dans l'Aare.
"C'est vraiment une sensation de liberté", commente Steven.
Certains habitants de ces villes utilisent même les cours d'eau comme transport pour rentrer du travail. "Mais il faut habiter dans le bon sens du courant", sourit Valérie Hoffmeyer.
Responsabilité individuelle ou publique?
Les autorités le rappellent toutefois: la nage en eaux vives reste dangereuse et doit s'effectuer avec prudence.
Toutefois, en Suisse ou Allemagne, quand on saute dans un fleuve, on engage sa responsabilité individuelle. "En France, on a une législation forte et s'il y a un accident, c'est la responsabilité du maire qui peut être engagée, ce qui n'est pas le cas en Suisse ou par exemple à Copenhague", explique Julia Moutiez.
"En Suisse, les nageurs se baignent à leur risque et péril et les autorités garantissent juste une information suffisante", ajoute-t-elle.
"C'est une spécificité suisse, en lien notamment avec le protestantisme, qui fait qu'on pense la nage en eaux vives comme la montagne", ajoute Valérie Hoffmeyer. En somme: le baigneur admet le risque qu'il prend, sans envisager de recourir contre l’absence de sécurisation en cas de problème.
Cela ne signifie pas que les baigneurs en difficulté sont laissés à leur sort, bien sûr. Des opérations de sauvetage ont lieu régulièrement. Tout comme elles ont lieu en montagne.
Néanmoins, selon Valérie Hoffmeyer, "les villes sont un peu débordées" par le succès de la baignade en ville. "Il y a souvent peu d'équipements ou de signalisation, et les autorités ne savent pas où mettre la limite: si elles installent une échelle, certes ça sécurise, mais ça va également amener davantage de monde", illustre-t-elle, parlant d'un "flou autour de la responsabilité publique".
Un nouvel atout touristique
Cela n'empêche toutefois pas les villes baignables de capitaliser de plus en plus sur cette spécificité. "Après notre baignade, on peut prendre une douche, même si elles sont glaciales, puis on s'arrête pour boire un verre là où il y a les terrasses le long du Rhin", raconte Steven. À Bâle, la ville a mis en place de nombreuses installations près des lieux de baignade: terrain de pétanque, toilettes, fontaines d'eau...

"On peut acheter les sacs imperméables aussi, il y a des échoppes le long du Rhin qui en vendent", ajoute le père de famille. Les "Wickelfisch" sont aussi vendus sur le site de l'office de tourisme de la ville, preuve que la baignade urbaine est devenue un atout pour la municipalité. À Copenhague, par exemple, la ville distribue des cartes des zones baignables aux touristes.
Permettre la baignade en ville n'est toutefois pas sans défis. "La semaine dernière, deux fuites d'hydrocarbures à Genève ont entraîné l'interdiction de se baigner dans le Rhône", raconte Valérie Hoffmeyer.
De la même manière, plus tôt dans l'année, les drapeaux rouges de Copenhague ont été temporairement hissés sur les zones de baignade du port après que la plus grande société de traitement des eaux usées du Danemark a accidentellement rejeté 12.000 mètres cubes d'eaux usées dans l'une des rivières de la ville.
À l'aune du dérèglement climatique, la possibilité de se baigner en ville est une demande qui se fait de plus en plus pressante pour se rafraîchir. Une étude publiée en 2023 dans la revue The Lancet affirme que Paris, véritable îlot de chaleur à l'été, était la capitale européenne la plus mortelle durant les épisodes de canicule.