
Amaury Cornu
"On attend que l’été passe": ces riverains qui suffoquent face au tourisme de masse
À l'arrivée des beaux jours, Julie Debled ne se réjouit même plus à l'idée de profiter des plages ni du soleil du Lavandou. Dès la fin du mois de mai, cette femme de 29 ans appréhende les mois de juillet-août, sachant qu'une marée humaine va inévitablement s'emparer de la petite ville balnéaire, idéalement située au bord de la Méditerranée.
Et pour cause, à l'image de nombreuses villes et villages français, la commune du Var change de visage chaque été: le Lavandou multiplie par plus de 10 sa population. Elle peut passer de 6000 habitants l'hiver à 60.000 l'été, avec des pics entre 80.000 et 110.000 selon nos confrères de Nice-Matin.
Or contrairement aux commerçants et restaurateurs qui peuvent se réjouir des retombées économiques de ce tourisme de masse, cette mère de famille n’en retire aucun bénéfice. Employée dans une chaîne de restauration rapide, Julie Debled en subit uniquement les inconvénients: elle regrette de ne plus pouvoir profiter de son village natal submergé chaque été par une marée de visiteurs.
Routes, parkings et plages noires de monde
Cette mère de famille, qui habite à trois minutes à pied de la plage de Cavalière, raconte qu'en juillet-août, sa rue est noire de monde à toute heure de la journée. "J'ouvre la porte de l'immeuble, il y a déjà du monde. On vient nous prendre nos places de parking privé, on se gare devant l'entrée ou la porte cochère".

"Tous les ans, c'est pareil: l'hiver c'est hyper tranquille, tout est fermé. Mais dès les ponts de mai et jusqu'en septembre c'est rempli à ras bord. Il y a beaucoup trop de monde par rapport à la capacité d'accueil. La ville est petite donc au moindre événement c'est bondé, les gens sont les uns sur les autres".
"On vit dans une région magnifique mais c'est devenu tellement étouffant qu'on ne profite pas du tout. On rentre chez nous et malheureusement on attend que l'été passe", témoigne cette habitante de longue date.
"Oppressée" par l'intensité du flux touristique, Julie Debled a pris l'habitude de mettre sa vie entre parenthèses pendant la période estivale. "C'est dommage car il y a des tas de choses à faire ici mais l'été tout est hors de prix et au final on ne fait plus rien, on ne peut emmener nos enfants nulle part.
L’été dernier, impossible d’entrer à Aqualand ou même au parc d’attractions. Sur la plage, pas moyen de poser une serviette", peste encore Julie Debled, qui regrette de ne plus pouvoir offrir à sa fille le sable fin et l’eau azur de son enfance. "Le matin, c’est plein, le soir, on arrive parfois à pique-niquer... Et encore."
"On ne peut pas s'étendre à l'infini"
Ce ressenti, partagé par d’autres habitants, alimente un débat local sur la place du tourisme. "L’habitant à l’année est en plein cœur de cette pression estivale, surtout celui qui n'en vit pas. On ne peut plus se contenter de subir ce tourisme, il faut l’organiser", plaide Bertrand Carletti, élu d’opposition et candidat à la prochaine municipale. Il rappelle néanmoins que la géographie du Lavandou, mer d’un côté, collines de l’autre, limite toute extension: "Pas de nouvelles routes, pas de plages plus grandes."
Au Lavandou, l'été, cette concentration pose ainsi des problèmes de circulation et de stationnement dans les ruelles de la ville. "Le soir, les retours de plage sont abominables", affirme Julie Debled, qui met 40 minutes pour emmener sa fille au centre aéré, contre 10 minutes en temps normal. Et le casse-tête est le même pour espérer trouver une place pour se garer: "il faut tourner pendant des heures pour espérer trouver une place, et même sur les parkings payants sont pris d'assaut". Des situations qui génèrent leur lot d'incivilités et d'agressivité, à en croire l'habitante.
À une vingtaine de kilomètres à l'ouest, la ville de Hyères (Var) et ses îles paradisiaques connaissent le même sort ces dernières années. À tel point que la métropole de Toulon a décidé, depuis 2021, de modérer le nombre de visiteurs à la journée à 6000 sur Port-Cros et Porquerolles. Face au surtourisme, ce genre d'initiatives se multiplie en France ces dernières années afin de limiter la surfréquentation de certains sites, comme à l'île de Bréhat (Côtes d'Armor) ou encore à Annecy (Haute-Savoie) où l'agglomération a décidé de limiter les résidences secondaires louées en centre-ville à la période d'été.
Et pour cause, comme l’explique le géographe Rémy Knafou, il suffit aujourd’hui d’une photo sur Instagram, d’un décor de série Netflix ou de la visite d’un influenceur pour provoquer un afflux massif et inattendu de touristes dans un lieu-dit. Ce coup de projecteur peut métamorphoser du jour au lendemain des sites jusque-là confidentiels en destinations prisées. Le spécialiste cite notamment le cas de Gerberoy, dans l’Oise, qui se retrouve submergé. Un phénomène qui touche autant les sites sans vocation touristique que les communes déjà organisées.
"J’habite là où les gens viennent passer leurs vacances"
Une étude menée par les agents du Parc National de Port-Cros auprès des touristes révélait ainsi qu'au-delà de ce chiffre, 1 vacancier sur 2 se disait mécontent de son séjour. Cette concentration excessive de population empêche même les locaux de profiter des joyeux de leur territoire. Bien qu'elle vive à Hyères depuis toujours, Vanessa Icardi n'est pas allée nager ou lézarder sur les plages de l'archipel des îles d'Or depuis des années... "ou alors l'hiver, sans pouvoir vraiment en profiter".
"On me dit souvent que j'ai beaucoup de chance d'habiter près de si beaux sites... Certes, mais de juin à août, nous habitants de la ville, on ne prend même pas plaisir à aller passer une journée sur une de nos îles. On sait très bien que ça va être bondé", maugrée-t-elle, découragée par l'interminable file d'attente à l'embarcation qu'elle voit chaque jour depuis chez elle.
Pour autant, pas question pour elle de fuir la côte méditerranéenne l’été. "J’habite là où les gens viennent passer leurs vacances. Difficile d’aller voir ailleurs quand on a un paradis au pied de chez soi", sourit-elle.
Alors, Julie compose avec la foule grâce à quelques stratagèmes: partir à vélo dans les massifs, emprunter les sentiers du littoral pour rejoindre des criques inaccessibles en voiture, ou encore viser les plages sans parking, loin des circuits touristiques. "Le touriste est fainéant, il ne marche pas dix kilomètres", plaisante cette coach sportive de profession, qui privilégie les sorties très tôt le matin ou tard le soir en semaine pour profiter du calme.

C'est précisément cette "fureur du monde" que Jean-Luc Pasquinet cherchait à fuir en s'installant à Belle-Île-en-Mer il y a une dizaine d'années. Pourtant aujourd'hui, le retraité de 72 ans estime qu'à cause de sa surfréquentation, l'île a perdu sa tranquillité d'antan l'été. "Je suis tranquille 9 mois sur 12, le reste du temps c'est pénible, surtout en août où c'est la submersion", clame le septuagénaire.
Plus de 400.000 visiteurs viennent visiter Belle-Île chaque année, selon nos confrères du Télégramme. L'été dernier, une élue de l'opposition du nom de Karol Kirschner suggérait même de mettre en place des quotas de fréquentation, considérant que les habitants pouvaient se sentir "envahis pendant les périodes de pics touristiques". Une mesure que défend également Jean-Luc Pasquinet.
De villes endormies à destinations bondées, "ce n'est pas Disneyland!"
L’été, il trouve son île paisible l'hiver tellement métamorphosée qu’il envisage désormais de la quitter jusqu’à ce que l’effervescence retombe. "Vous faites la queue partout: au supermarché, pour une crêpe... C’est insupportable. Pour acheter du pain, je dois être là dès l’ouverture à 7h30, sinon il n’y a plus rien." Cette surpopulation, source de stress, entraîne aussi des comportements inhabituels du reste de l’année: "Des gens qui marchent au milieu des routes, des sentiers de randonnée en file indienne, des cyclistes inattentifs... Et, à la fin de la saison, des plastiques partout."
Une pollution qui va de pair avec l’augmentation du nombre de bateaux et de navettes qui relient Quiberon à Belle-Île, car les compagnies se livrent désormais à une vive concurrence et acheminent chaque jour des visiteurs de passage, des excursionnistes à la journée. Rémy Knafou, professeur à l'université Paris-I Panthéon Sorbonne et auteur de Réinventer (vraiment) le tourisme, estime que "ces touristes d’un jour" peuvent représenter une nuisance pour les locaux dans le sens où "ils dépensent peu, encombrent les lieux, salissent et laissent derrière eux déchets et papiers gras".

Sophie, elle aussi, est fatiguée de voir passer des hordes de visiteurs plusieurs fois par jour devant sa petite maison de Trentemoult, un ancien village de pêcheurs situé au bord de Loire, sur la commune de Rezé à l'ouest de Nantes. Il faut dire que depuis six-sept ans, le village pittoresque aux maisons colorées est facilement accessible en navette fluviale depuis Nantes. Plusieurs fois par jour, des groupes de dizaines de visiteurs arpentent les ruelles étroites de ce village typique, parfois au détriment des locaux.
"Il y a constamment du passage, encore plus quand il fait beau. J'habite quasiment en face de l'embarcadère du navibus donc les gens déboulent systématiquement dans ma rue", déplore cette femme de 63 ans.
Or, les estivants ne se rendent pas compte qu'ils n'arrivent pas dans un décor en carton-pâte, de carte postale. Aussi jolies et fleuries soient-elles, ces maisons sont habitées par de vraies personnes.
"Ce n'est pas Disneyland", lâche-t-elle.
La sexagénaire raconte qu'une fois, elle avait mis son linge à sécher devant chez elle car il ne séchait pas à l'intérieur. "J'entendais des touristes se plaindre: 'ça devrait être interdit de faire ça, ça gâche le paysage!' J'étais outrée".
"Un réservoir quasi-inépuisable de visiteurs"
Tout au long de la journée, son quotidien est rythmé par les allées et venues incessantes des badauds. "Rien de grave en soi", reconnaît-elle. "Ça nous fait très plaisir que notre village plaise, et les commerçants et restaurateurs sont bien sûr contents de pouvoir en vivre".
"Mais c’est la fréquence et l’intensité qui deviennent insupportables, surtout l’été. La plupart parlent fort dans les ruelles étroites où ça fait écho, ils prennent des photos ou filment devant nos maisons... et puis on entend toujours les mêmes commentaires sur nos maisons. Parfois même, si une porte est ouverte pour faire circuler l’air, ils entrent dedans."
Interrogée, la municipalité de Rezé se dit "très attentive sur l’aménagement du quartier de Trentemoult afin d’éviter les nuisances liées au tourisme, notamment celles liées au trafic routier et au stationnement". Ainsi, "un nouveau ponton pour les navibus traversant la Loire va être aménagé avec un parking relais, permettant d’éviter que les voitures ne pénètrent dans les ruelles".
Le spécialiste Rémy Knafou, qui met en garde contre l’usage abusif du terme "surtourisme", reconnaît néanmoins que, même en France, certaines communes et sites sont aujourd’hui fortement exposés aux nuisances… tout en bénéficiant, bien sûr, de véritables retombées économiques.
Le problème surgit lorsque les habitants doivent composer avec un tourisme auquel ils n’étaient pas préparés, et plus encore lorsque ceux qui n’en tirent aucun revenu direct en subissent les désagréments les plus lourds. Le véritable enjeu des prochaines années sera de trouver ce fragile point d’équilibre: préserver l’attrait et l’ouverture de ces lieux tout en garantissant la qualité de vie et l’identité des territoires.