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Frédéric Péchier arrive au tribunal de Besançon le 8 mars 2023

ARNAUD FINISTRE © 2019 AFP

L'ancien anesthésiste Frédéric Péchier, soupçonné de 30 empoisonnements, jugé à partir de ce lundi à Besançon

Le procès de l'ancien anesthésiste, Frédéric Péchier, s'ouvre ce lundi 8 septembre devant la cour d'assises du Doubs. Il est accusé d'avoir empoisonné 30 patients, dont 12 cas mortels. Il clame son innocence depuis le début de l'affaire. Il encourt la réclusion criminelle à perpétuité.

Le 11 janvier 2017, Sandra se présente à la clinique Saint-Vincent de Besançon. La jeune femme doit s'y faire opérer du dos, une intervention prévue de longue date. Tous les voyants sont au vert pour l'anesthésie: la patiente, âgée de 36 ans, est en pleine santé et ne présente aucun facteur de comorbidité.

Pourtant, le cœur de Sandra s'emballe au bloc opératoire. La trentenaire fait un arrêt cardiaque. Longuement réanimée, elle passe cinq jours dans le coma et s'en sort avec des séquelles. Son arrêt cardiaque, jugé grave et inattendu, est classé "événement indésirable grave", ou "EIG" dans le jargon médical.

L'arrêt cardiaque de Sandra va être l'élément déclencheur d'une affaire tentaculaire. Une affaire qui gravite autour d'un homme: le docteur Frédéric Péchier.

Le procès de cet ancien anesthésiste, marqué par le désistement de l'un de ses avocats, s'ouvre ce lundi 8 septembre devant la cour d'assises du Doubs. Frédéric Péchier y est jugé pour l'empoisonnement de 30 patients, âgés de 4 à 89 ans, dont 12 mortels. Il clame son innocence depuis le début de l'affaire.

En janvier 2017, l'intuition d'un chef de service de réanimation du CHU pousse les soignants à analyser le matériel médical utilisé pour l'opération de Sandra. Une concentration de chlorure de potassium environ 100 fois supérieure à la normale est découverte dans l'une des poches de perfusion. Le défaut de fabrication est rapidement écarté, faute d'anomalie similaire dans le lot.

Dans un courrier adressé au procureur de la République, l'Agence régionale de santé (ARS) juge "improbable" qu'une "erreur soit la cause de l'accident" et n'exclut pas après lecture du dossier "qu'il s'agisse d'une tentative d'assassinat". La clinique Saint Vincent s'en rapporte également au parquet de Besançon, une enquête est ouverte.

Neuf jours plus tard, le 20 janvier 2017, les enquêteurs se déplacent à la clinique pour saisir les poches de perfusion de Sandra. Au même moment, le cœur Jean-Claude, 70 ans, s'emballe à son tour sur la table opératoire, avant l'injection d'Intralipides qui le stabilise.

Nouvel "EIG", nouveaux scellés. Des résidus de mépivacaïne, un anesthésique local, sont découverts en concentration toxique dans son sang, dans la poche perfusée et des seringues. Un produit qui n’a pourtant pas été utilisé dans son protocole de soin.

Les enquêteurs sont en alerte. Un empoisonneur sévit-il au sein de la très réputée clinique Saint-Vincent? Ils épluchent les procédures judiciaires en cours et découvrent deux cas mortels de patients en bonne santé au sein de cette même clinique.

Aucune cause médicale identifiée

En 2008, Damien, 53 ans, meurt durant l'ablation de l'un de ses reins. Huit ans plus tard, Laurence, 50 ans, ne survit pas à l'opération de son épaule. Une concentration toxique en Lidocaïne est découverte pour l'un, à la mépivacaïne et au tramadol pour l'autre.

Au premier semestre 2009, la polyclinique de Franche-Comté, elle aussi installée à Besançon, connaît à son tour trois arrêts cardiaques inexpliqués au bloc opératoire. Là aussi, une concentration en potassium, bien supérieure à celle attendue, et de l'adrénaline sont identifiés dans la poche de perfusion de Nicole, la dernière patiente de cette série de trois "EIG".

À l'époque, de premiers soupçons visent un docteur: Frédéric Péchier, un anesthésiste dont la réputation n'est plus à faire. Cette piste n'est finalement pas creusée, deux "EIG" étant survenus en son absence.

En 2017, le parquet de Besançon ouvre une information judiciaire contre X pour "empoisonnements" après l'analyse de l'ensemble de ces cas. La liste des quelque 1.514 personnes ayant travaillé au sein des deux établissements est épluchée. Un nom ressort: Frédéric Péchier. Il est le seul à avoir travaillé en 2009 à la Polyclinique et en 2008, 2016 et 2017 à la Clinique Saint-Vincent.

En mars 2017, l’anesthésiste est une première fois placé en garde à vue et mis en examen pour "empoisonnements avec préméditation" sur sept patients. Il ressort libre, placé sous contrôle judiciaire.

Les enquêteurs, eux, poursuivent leurs investigations. Outre l'audition des praticiens, la clinique Saint-Vincent transmet une liste de 69 événements indésirables graves survenus entre 2008 et 2017. Un chiffre anormalement élevé en comparaison à d'autres établissements de santé.

Cette série noire qui alerte les enquêteurs

Une série d'événements suspects retient particulièrement l'attention des enquêteurs: des troubles du rythme cardiaque et des arrêts cardiaques inexpliqués. Parfois mortels, ils surviennent sur la table opératoire voire en salle de réveil, et touchent des patients jeunes et/ou en bonne santé.

Pourquoi ces personnes sont-elles à chaque fois prises de troubles du rythme cardiaque ou d’arrêts cardiaques? C'est là toute l'inconnue: les soignants n'arrivent pas à l'expliquer. Aucune cause médicale n'est formellement identifiée. Les soignants posent bien souvent des diagnostics d'exclusion après avoir éliminé les causes les plus plausibles. Le syndrome Tako-Tsubo, aussi appelé syndrome des cœurs brisés, revient d'ailleurs de façon récurrente dans les dossiers des patients.

Ce diagnostic, lui aussi rarissime, n'engendre cependant pas d'investigations supplémentaires pour en déterminer la cause. L'idée qu'un confrère puisse sciemment s'en prendre aux patients ne traverse pas l'esprit des soignants. Ils ne l'envisagent d'ailleurs pas.

À part peut-être en 2012, lorsqu'une infirmière s'inquiète de cette répétition d'EIG auprès du docteur Péchier qui la rassure: la clinique est en dessous des chiffres de l'ARS, lui dit-il. Au même moment, un changement est d’ailleurs constaté: deux patients présentent non pas des troubles du rythme cardiaque, mais des troubles de la coagulation.

En 2017, la piste de la malveillance n'est plus écartée. De vastes investigations sont menées pour tenter d'expliquer ces événements indésirables graves: dossiers médicaux décortiqués, expertises médico-légales et toxicologiques, recherche de molécules non utilisées pendant les interventions. Les corps de certains patients décédés sont aussi exhumés. Une épreuve pour le mari d'Anne-Marie. "Jusqu'au dernier moment, il espérait que les expertises concluent à l'absence d'un empoisonnement", explique Me Patrick Uzan, l’avocat de son époux.

En 2013, cette sexagénaire meurt d'un arrêt cardiaque en salle de réveil après l'opération de sa scoliose à la clinique Saint-Vincent. En 2017, dans un courrier adressé au procureur de la République de Besançon, le mari d'Anne-Marie partage ses interrogations sur les causes de sa mort après la médiatisation de l'affaire Péchier.

"Les analyses ont conclu qu'elle présentait une molécule qui n'avait strictement rien à voir dans la procédure opératoire", ajoute l'avocat.

Les longues années d'enquête finissent par payer: 30 empoisonnements, dont 12 mortels, sont retenus par les juges d'instruction.

"Dénominateur commun"

Au fil des années, les pièces de cette affaire hors-norme s’imbriquent une à une. Frédéric Péchier est désigné "dénominateur commun" d'une série noire.

D'abord, parce que l'anesthésiste est le seul médecin doté des compétences d'anesthésiste et réanimateur à avoir officié au sein des deux établissements sur les périodes incriminées. En 2009, il quitte la clinique Saint-Vincent pour faire un bref passage à la polyclinique. L'établissement enregistre alors trois EIG cardiaques en trois mois. L'arrêt de la série coïncide avec le départ du Dr Péchier, et son retour à la clinique Saint-Vincent où les événements inexpliqués reprennent jusqu'à sa mise en examen.

Dans ce dossier, où la preuve reine n'existe pas, un mode opératoire se dessine: la pollution discrète de poches de perfusion ou de flacons à l'aide de seringues. Une manipulation qui nécessite dextérité, minutie et temps - en perçant la membrane des contenants afin d'y injecter, sans trou apparent, un ou plusieurs produits. Le tout avant l'opération des patients, bien souvent programmée en début de matinée. Or, un médecin est connu pour arriver au petit matin à la clinique: le Dr Frédéric Péchier.

L'anesthésiste a d'autres petites habitudes: venir à la clinique comme bon lui semble, "farfouiller" dans les tiroirs de la pharmacie, rapporter des médicaments et du matériel de suture à son domicile, apporter sa sacoche au bloc, prendre en charge les patients de ses confrères, parfois à leur demande. Sur les 30 "EIG" retenus, l'anesthésiste réanimateur participe à la réanimation de 23 patients qui ne sont bien souvent pas les siens.

Il ressort aussi de l'enquête que l'anesthésiste est souvent positionné, en dehors de ses jours de garde, à proximité du bloc où le cœur d'un patient s'emballe: dans une salle voisine ou en route pour une pause cigarette, lui permettant d'intervenir rapidement sur une réanimation.

Une intervention salutaire puisque bien souvent l'anesthésiste réanimateur administre aux patients l'antidote qui les sauvent avant même que les symptômes n'apparaissent. C’est notamment le cas en 2017 quand il injecte du gluconate de calcium à Sandra en plein arrêt cardiaque. Si ce choix est le bon, la patiente ne présentait encore aucun symptôme d'une intoxication au potassium. Une intervention qui éveille les soupçons.

"Le gluconate de calcium, c'est une molécule qui est potentiellement dangereuse sauf quand elle sert d'antidote à un empoisonnement au chlorure de potassium", expose Me Frédéric Berna, avocat de Sandra et des nombreuses parties civiles.

Si ses collègues lui louent des connaissances médicales pointues, certains ne cachent pas leur étonnement après l’administration d'antidotes, parfois à l'encontre des recommandations de bonnes pratiques: Frédéric Péchier est-il le meilleur anesthésiste réanimateur que Saint-Vincent n'ait jamais connu? Et s'il est l'empoisonneur, le syndrome du sauveur pourrait-il être une première clef dans la compréhension et l'explication de cette série?

Au coeur des litiges

Il ressort de l'instruction que le Dr Péchier est au cœur de conflits au sein de la clinique Saint-Vincent. De nombreux "EIG" inexpliqués touchent les patients de confrères avec lesquels il est en litige direct pour des questions d'égo ou d'argent, de gestion de planning, des rivalités ou inimitié. Pour l'accusation, l'anesthésiste aurait pour mobile la vengeance.

"Vous avez un médecin qui part vengeance, telle une obsession, a voulu exprimer sa vengeance par un meurtre. C'est pire que tout", pointe Me Philippe Courtois, avocat d'une famille. "Il n'y a rien de pire que de mourir de la main d'un médecin, et encore pire volontairement."

Ces cas inexpliqués plongent certains docteurs dans une profonde détresse. Comme cette anesthésiste reconnue pour son professionnalisme qui, après avoir accumulé plusieurs "EIG" sur une très courte période, prend sa retraite prématurément, rongée par cette série noire.

Un événement grave en guise d'"alibi"?

Frédéric Péchier ne passe pas entre les gouttes... à première vue. L'anesthésiste connaît au moins cinq "EIG" sur ses patients. Mais parmi eux, un seul de ces cas n'est pas expliqué et résulte d'un empoisonnement: Jean-Claude. Un "alibi grossièrement mis en scène" pour les juges d'instruction. Frédéric Péchier aurait volontairement empoisonné son patient pour tenter de se dédouaner.

Le 20 janvier 2017, le cœur de son patient de 70 ans s'emballe douze minutes après le début de l'intervention, la première de la journée. S'il survit, le protocole de soins de Jean-Claude est durement affecté: il ne peut plus bénéficier de cette opération qui présente un fort taux de réussite pour sa pathologie.

Le jour de l'"EIG", le Dr Péchier découvre trois poches de paracétamol percées sur son chariot opératoire. C'est la première fois dans cette affaire que des poches "grossièrement polluées" sont retrouvées dans une salle où survient un "EIG" inexpliqué.

L'anesthésiste semble particulièrement inquiet après la découverte du matériel anormalement humide, et ce avant même que son patient ne soit pris de troubles cardiaques. Il évoque une malveillance, quand l'infirmière au bloc, elle, suggère un problème dans la confection de la poche. "Ça y est je m'en suis pris un…", dira Frédéric Péchier à l'un de ses confrères.

Il est persuadé que l'intoxication de son patient est due à un surdosage en mépivacaïne. Cet anesthésiste local est bel et bien découvert dans la poche de perfusion de Jean-Claude et des seringues récupérées dans la poubelle du bloc opératoire. Un matériel qui n'a pu être jeté que par deux personnes: Frédéric Péchier et une jeune infirmière anesthésiste.

S'il réfute en être à l'origine, l'anesthésiste reconnaît qu'il s'agit bien d'un empoisonnement. C'est d'ailleurs l'unique parmi les cas 30 recensés. Les autres "EIG" sont, selon lui, consécutifs à des erreurs médicales ou trouvent leur cause dans une explication médicale autre qu'une intoxication médicamenteuse.

"Une construction intellectuelle"

Si Frédéric Péchier clame son innocence depuis le début de l'affaire, ses versions évoluent au gré de l'instruction et des expertises. Il accuse notamment certains confrères de complotisme. D'ailleurs, selon lui, l'empoisonnement de Jean-Claude intervient "au bon moment pour faire porter le chapeau à quelqu'un" alors que les poches de Sandra sont en cours d'analyse. Il désigne à plusieurs reprises un autre anesthésiste de la clinique, un meilleur ami devenu ennemi après un clash, comme l'empoisonneur de Jean-Claude.

Les psychiatres n'ont décelé aucune pathologie mentale chez Frédéric Péchier, si ce n'est une souffrance psychique. Une souffrance qui coïncide avec l'augmentation des "EIG" entre 2014 et 2016, l'année où il est au cœur de nombreux conflits.

En 2014 et 2021, l'anesthésiste tente de se suicider. Quelques jours avant sa deuxième tentative, Frédéric Péchier envoie un sms à sa mère dans lequel il confie "souhaiter mourir innocent".

Pour son avocat historique, Me Randall Schwerdorffer, l’affaire "repose sur une construction intellectuelle", et non un faisceau d'indices. "On a cristallisé sur lui, et à partir de ce moment-là, on n'a pas envisagé autre chose que Frédéric Péchier", poursuit l'avocat qui dénonce une "erreur judiciaire dramatique". Et de rappeler que son client n'a jamais été placé en détention provisoire dans ce dossier. C'est libre que l'ancien anesthésiste comparaît à partir de ce lundi 8 septembre.

Charlotte Lesage