
PIERRE-OSCAR BRUNET / BFMTV
"J'étais piégée": chantage, courrier ouvert, passeport volé... Elles ont été victimes de "contrôle coercitif"
L'ex-mari de Saloua ouvrait systématiquement son courrier et fouillait dans son téléphone. Celui de Marine lui a volé son passeport deux fois pour qu'elle ne parte pas en voyage à l'étranger. Khadija, dont la vie était régentée par son mari, devait quant à elle avoir les cheveux longs, alors qu'elle les préférait courts. Le point commun de ces femmes? Elles ont subi le "contrôle coercitif" de la part de leur ex-conjoint. Ce dont est accusé le rappeur Nekfeu par son ex-épouse.
Cette expression désigne un ensemble de comportements qui privent une personne de sa liberté d'action et de pensée. "Il vise à assujettir la victime", explique à BFMTV.com Yvonne Muller, professeure de droit pénal à Paris Nanterre. "C'est un mécanisme de domination conjugale", détaille Gwénola Sueur, doctorante en sociologie à l'Université de Bretagne Occidentale, spécialiste des violences conjugales. "C'est une conduite calculée et malveillante entremêlée de plusieurs tactiques."
Il est le plus souvent exercé par un homme sur sa conjointe ou ex-conjointe.
"C'est un processus de prise en otage psychique", analyse pour BFMTV.com Hélène Romano, docteure en psychopathologie, droit privé et sciences criminelles. "La victime est privée de toute indépendance."
"Les victimes sont terrorisées"
Concrètement, il s'agit d'un continuum de menaces, insultes, humiliations, intimidations et violences - aussi bien physiques que psychologiques, sexuelles, administratives ou économiques. C'est, par exemple, la limitation des sorties, le contrôle des horaires, un dénigrement constant, les pressions pour avoir des relations sexuelles, les restrictions dans les fréquentations - y compris professionnelles - ou encore le chantage à la garde des enfants quand la femme souhaite une séparation.
"Certains actes pris isolément peuvent relever de l'infraction, comme quand monsieur ouvre le courrier de madame, d'autres ne sont pas sanctionnés parce qu'ils ne répondent pas à des qualifications pénales existantes", observe Yvonne Muller, spécialiste du contrôle coercitif. "Mais reliés les uns aux autres, il se dessine une tout autre réalité."
Cécile*, anciennement cheffe de service dans le secteur médico-social, explique à BFMTV.com être devenue la "proie" de son ancien conjoint - le divorce n'a pas encore été prononcé. Elle raconte la mise en place d'une "toile d'araignée". "J'étais piégée", dit-elle.
En public, ce sont des cadeaux hors de prix et des déclarations d'amour enflammées, "presque les larmes aux yeux". "Tous me disaient combien j'avais de la chance d'être avec cet homme si attentionné, si à l'écoute". Mais en privé, ce sont des reproches, des humiliations, des insultes et des scènes pour "un truc que j'avais dit ou pas dit ou fait ou pas fait".
"Si le repas des enfants n'était pas prêt à 19 heures (elle travaillait à plein temps à l'époque, NDLR) j'avais droit à des reproches et des discussions sans fin."
Une fois, il casse tout dans l'appartement. "J'ai dû tout ranger avant d'aller chercher les enfants." Une autre, alors qu'elle tente de mettre un terme à la pluie de reproches, il la poursuit.
"La sensation d'avoir un flingue sur la tempe"
Théorisée par un sociologue américain au début des années 2000, la notion de contrôle coercitif est apparue pour la première fois début 2024 dans des arrêts de la Cour d'appel de Poitiers. Mais elle est encore absente de la loi française. L'Assemblée nationale a ainsi adopté fin janvier en première lecture une proposition de loi transpartisane visant à renforcer la lutte contre les violences sexuelles et sexistes qui prévoit d'inscrire dans le Code pénal la notion de contrôle coercitif.
Il est défini dans le texte comme "des propos ou des comportements, répétés ou multiples, portant atteinte aux droits et libertés fondamentaux de la victime ou instaurant chez elle un état de peur ou de contrainte dû à la crainte d'actes exercés directement ou indirectement sur elle-même ou sur autrui, que ces actes soient physiques, psychologiques, économiques, judiciaires, sociaux, administratifs, numériques ou de toute autre nature." Et passible de trois ans d'emprisonnement et 45.000 euros d'amende.
"Le contrôle coercitif est une violence marquée par la terreur psychique des victimes, elles sont terrorisées", pointe Hélène Romano, également co-présidente de l'Institut des hautes études appliquées sur le contrôle coercitif.
Cécile raconte ainsi avoir vécu dans une ambiance constante "de peur, de menace" avec l'impression que la situation pouvait "vriller" à tout moment. Elle a d'ailleurs encore du mal à réaliser que ce qu'elle a vécu s'est vraiment produit. "J'ai l'impression d'avoir rêvé." Comme ces nombreuses fois où son ancien conjoint s'arrêtait brusquement en voiture, les enfants à l'arrière. "Une fois, il a voulu me sortir de force de la voiture." Et tant qu'elle ne s'excusait pas, "il ne redémarrait pas".
"J'avais la sensation d'avoir un flingue sur la tempe", résume-t-elle.
Cette quadragénaire comprend aujourd'hui qu'il inversait systématiquement la culpabilité. "Il me reprochait des choses alors que dans les faits, je n'avais rien à me reprocher. Il me reprochait en fait ce que lui faisait." Une distorsion qui lui a fait perdre pied.
"J'étais conditionnée"
Marine, gestionnaire d'appel d'offres, a elle aussi connu un climat de peur durant ses années de mariage. "Souvent, il (son ex-mari, NDLR) faisait des esclandres en public et il me disait: 'tu vas voir ce qui t'attend'", confie cette quadragénaire à BFMTV.com. Elle n'a jamais connu les violences physiques. "C'était d'ailleurs sa grande fierté: 'Tu vois, je ne te frappe pas'", relate-t-elle. Mais elle se souvient qu'il suffisait "d'une parole, d'un mouvement de mon corps" pour déclencher une pluie de reproches.
"J'étais constamment dénigrée et rabaissée", se remémore-t-elle. "C'est votre existence même qui est attaquée. J'étais devenue hyper vigilante. Je vivais dans la peur."
Ce que la députée socialiste Colette Capdevielle, citée par LCP, a qualifié de "terrorisme patriarcal". S'il est difficile de quantifier le phénomène, le contrôle coercitif était pourtant présent dans neuf dossiers de féminicides sur dix, indiquait en 2023 l'ancienne magistrate Isabelle Lonvis-Rome, à l'époque ministre déléguée chargée de l'Égalité entre les femmes et les hommes. "C'est pour cela qu'il est très important de relier les violences les unes aux autres. C'est ce qui donne toute la gravité de l'ensemble", pointe Yvonne Muller.
Durant ses vingt ans de mariage, Saloua n'avait pas le droit de porter de robe. "Il disait que c'était trop aguichant", se rappelle pour BFMTV.com cette entrepreneuse. Censure similaire devenue auto-censure pour Fatima, une entrepreneuse de 45 ans. Tant qu'elle a vécu avec son ex-mari, il n'était pas question pour elle de se maquiller ou de porter autre chose qu'un pantalon ample recouvert d'un pull large.
"Je ne sais même plus si c'était mon choix tellement je l'avais intégré", explique-t-elle aujourd'hui. "J'étais conditionnée."
"Il me disait: 'tu es déjà morte'"
Pour Hélène Romano, la notion de contrôle coercitif apporte un éclairage supplémentaire aux mécanismes de violences conjugales et intrafamiliales. "Quand on parle d'emprise, on se concentre sur la victime et on se demande pourquoi elle n'est pas partie", analyse cette spécialiste des violences intrafamiliales. "Avec la notion de contrôle coercitif, on met le curseur sur l'auteur, sur les mécanismes que l'auteur a mis en place pour que la victime ne parte pas."
Bien souvent, ces mécanismes conduisent à l'isolement de la victime, coupée de ses proches. "Dès le début de notre mariage, il a éloigné ma famille", se souvient Saloua. "Pourtant, mon frère et ma sœur vivaient à côté, mais je ne les voyais jamais." Seule, sans soutien, la quadragénaire n'a plus eu personne vers qui se tourner quand sont arrivés les insultes, les menaces et les coups.
"Il me disait: 'Tu es déjà morte', 'je t'enterrerai'", se remémore-t-elle.
Fatima raconte aussi comment ses proches se sont progressivement éloignés. "Au début, vous leur racontez ce qui se passe à la maison et ils vous disent de partir. Mais comme vous ne partez pas, ils ne comprennent pas. Et vous, vous avez honte, vous vous sentez lâche, bête et vous vous repliez sur vous-même."
"Je suis partie, mais j'ai pris perpétuité"
À long terme, les conséquences sont lourdes. "Ce dénigrement systématique vous fait perdre toute estime de vous, toute dignité", regrette Marine. Avec des répercussions plus larges sur l'état de santé des victimes. Problèmes cardiaques, troubles dépressifs et post-traumatiques... "Le contrôle coercitif a des effets durables comme une bombe à fragmentation", assure Hélène Romano.
Mais il est difficile pour les victimes de s'extraire de la manipulation. "On ne voit pas d'issue, on est piégée", raconte Fatima, qui a tenté "je ne sais combien de fois" de quitter son mari, comme elle le raconte dans son livre Le Courage de divorcer. "J'étais comme prisonnière."
Quand les victimes parviennent à partir, le chemin est encore long. "Quand je l'ai rencontré, j'étais une femme sûre d'elle, forte", raconte Khadija. "J'avais une situation, un poste de rêve dans la banque (sur pression de son mari, elle a quitté son travail, NDLR)."
"Je ne suis plus la même", estime-t-elle aujourd'hui. "Il m'a bouffé vingt ans de ma vie. Je m'en veux terriblement."
Sans compter qu'après leur départ, certaines femmes se retrouvent sans famille, sans amis, sans travail ni argent. "La reconstruction est possible, mais elle est souvent lente et compliquée", reconnaît Hélène Romano. C'est aussi le cas de Saloua, qui a divorcé il y a quatre ans. Elle se dit "encore en plein dedans": "Je suis partie, mais j'ai pris perpétuité."
D'autant que le divorce met rarement un terme aux violences, en particulier si le couple a des enfants. "Il arrive qu'après la séparation, le père auteur de violences utilise les enfants pour continuer", remarque Hélène Romano. "Ce sont des victimes directes, utilisées comme une arme pour détruire l'autre".
"Déconstruire" les inégalités
Avant d'être définitivement adoptée, la proposition de loi incluant le contrôle coercitif doit encore passer par le Sénat et pourrait être modifiée. "Que la notion entre dans la loi pourrait changer beaucoup de choses", salue Yvonne Muller, même si elle reconnaît des imperfections au texte. "On va pouvoir faire comprendre que ce type de comportement n'est ni normal ni acceptable."
"Un homme qui appelle dix fois par jour sa compagne, appels auxquels elle est obligée de répondre, ce n'est pas une preuve d'amour", insiste-t-elle. "C'est du contrôle coercitif."
Mais pour la sociologue Gwénola Sueur, "la loi seule ne pourra pas endiguer le contrôle coercitif", nuance-t-elle. "Le contrôle coercitif s'appuie sur les inégalités et les stéréotypes de genre. Et il faut des moyens pour les déconstruire."
* Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.
3919: le numéro de téléphone pour les femmes victimes de violence
Le "3919", "Violence Femmes Info", est le numéro national de référence pour les femmes victimes de violences (conjugales, sexuelles, psychologiques, mariages forcés, mutilations sexuelles, harcèlement...). Gratuit et anonyme, il propose une écoute, informe et oriente vers des dispositifs d'accompagnement et de prise en charge. Ce numéro est géré par la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF).