"Tulipe", la bd décalée qui cartonne chez les enfants et leurs parents

Détail de la couverture du tome 1 du "Club des amis" de Sophie Guerrive - 2042
Dans le monde de la BD, où les bulles et les cases cloisonnent les histoires, l'autrice Sophie Guerrive fait exploser les codes et les formats avec Tulipe. Depuis près d'une décennie, cette dessinatrice décline dans des récits destinés alternativement aux nourrissons, aux enfants et aux adultes les aventures existentielles de l'ours Tulipe et de ses amis Crocus le serpent et Violette l'oiseau.
À l'exception du Petit Spirou, qui faisait fureur dans les cours de récréation des années 1990, cette démarche reste unique en BD francophone. Et c'est un carton, avec 50.000 exemplaires vendus. Un beau score à l'échelle de la BD indépendante. Preuve de ce succès, Le Club des amis, version enfantine de Tulipe, figure dans le classement des 100 meilleures BD du XXIe siècle de L'Obs paru en janvier dernier.
Avec Le Club des amis, Sophie Guerrive participe même au renouveau des BD pour enfants avec la Trilogie des Dragons-Thé de K. O'Neill (500.000 exemplaires vendus dans le monde) et Pico Bogue de Dominique Roques et Alexis Dormal, équivalent français de Calvin et Hobbes (1 millions d'exemplaires). Sa dernière nouveauté, Où est Tulipe?, un livre-jeu façon Où est Charlie?, confirme ce statut.
Sophie Guerrive ne mesure pas complètement l'ampleur du succès de Tulipe. "Je ne sais pas ce que ça représente. Mais c'est hyper rassurant et encourageant. Je vais pouvoir continuer à faire ça. Je suis contente", explique-t-elle à BFMTV.com. Elle fait cependant attention à ne pas s'éparpiller. "On réfléchit à un jeu des 7 familles mais je ne veux pas que ça devienne une espèce de foire. J'essaye que ça reste pertinent."
Des histoires salaces à l'origine
L'autrice n'avait pas prévu un tel emballement. Car Tulipe est né par hasard, pendant ses études. "Au début, ce n'était même pas un ours, mais un rat! J'avais un rat, que je m'étais amusé à dessiner. Je ne sais plus pourquoi je l'avais appelé Tulipe. Peut-être parce que ça ressemblait au prénom Philippe!", s'amuse-t-elle. La BD était très différente ce qu'elle est devenue, entre fables philosophiques et éloge de la paresse.
"A l'origine, c'étaient des histoires un peu salaces!", se souvient la dessinatrice. "J'avais fait quelques strips puis j'avais laissé tomber. Des années plus tard, une amie a découvert ces dessins et m'a poussé à les reprendre pour les réseaux sociaux." Depuis, le personnage a beaucoup évolué graphiquement. Ses traits se sont arrondis avec Le Club des Amis. "J'ai beaucoup de mal à repasser à la version adulte."
Présentées sous forme de strips légendés de quatre cases sur le site Tumblr puis sur Twitter et Facebook, les aventures de Tulipe ont évolué au fil des années vers des albums de BD contemplatifs, dont le rythme de narration lent, proche de la méditation, est à contre-courant de la production actuelle. "Je veux que ce soit le plus simple et le plus lisible possible", glisse la dessinatrice.
Des livres hybrides
Elle a désormais l'ambition "de développer à fond cet univers et toutes ses possibilités". Son modèle: "les contes des chevaliers de la Table Ronde, qui ont pris une ampleur folle au fil des siècles, avec des personnages qui se sont développés et se sont retrouvés dans plusieurs histoires". "Ce serait rigolo de me calquer sur ce modèle pour proposer des choses plus inattendues avec Tulipe", ajoute-t-elle.
"Plus on utilise les mêmes personnages, plus ils gagnent en profondeur", analyse-t-elle encore. "Ça créé une familiarité plutôt sympa avec les lecteurs. C'est plus intéressant que de réinventer de nouveaux personnages à chaque fois - même si j'en ai envie. Ça permet aussi de gagner du temps et de créer des correspondances entre les livres, ce qui peut être assez rigolo."
Ses éditeurs, aux éditions 2042, se sont pris au jeu. Quand Sophie Guerrive commence à écrire une histoire avec Tulipe, elle-même ignore à quel public elle se destine. "J'écris un truc et après coup on se dit pour quel âge c'est", indique-t-elle. Les livres pour enfants mettant en scène Crocus (Crocus aime le bruit, Crocus et les monstres, Crocus et le caca, etc.) étaient ainsi à l'origine destinés aux... adultes.
"Crocus, ce n'était pas du tout des livres de bébés. Je m'étais amusé à faire ça uniquement pour Instagram", révèle-t-elle. "C'était plutôt à l'adresse des parents, pour rigoler. C'étaient des blagues inspirées par mes enfants et la fatigue parentale. Puis chez 2042, ils ont repéré les dessins et ils m'ont appelé pour me dire qu'ils allaient en faire des livres pour bébés! Et voilà, ça fait des livres hybrides."
Réconfort
Les albums sont conçus sans contrainte, souligne-t-elle encore. "Je n'ai pas de deadline, j'avance au fil des envies. Je commence à travailler sans savoir où je vais aller, sans savoir combien de pages je vais faire, quel format je vais suivre. C'est très libre. Tulipe, c'est une suite de pages. Il n'y a pas d'histoires complètes. Quand j'estime que j'ai assez de pages, on arrête avec 2042."
Dessiner les aventures de Tulipe lui permet "de se réfugier dans un petit cocon familier", qui lui offre "un peu de réconfort" face à l'évolution du monde. "A une époque, j'ai fait un peu d'hypnose. On nous demande toujours de nous imaginer dans un endroit qu'on aime pour que ça fonctionne. J'ai essayé plein d'endroits mais ça ne marchait jamais. Quand j'ai essayé de penser à Tulipe et ça a bien marché."
Le personnage de Tulipe l'aide par ailleurs à travers les moments difficiles de la vie. "Je me suis rendu compte qu'à chaque période compliquée, je me remettais naturellement, inconsciemment, à dessiner du Tulipe." Du côté du public, même son de cloche. Elle a su tisser un lien privilégié avec ses fans au fil des années. Elle publiera ainsi en octobre Le Bureau des cœurs, compilation de ses réponses aux courriers de ses fans.
Bientôt en animation?
Sophie Guerrive prévoit de changer de registre et de s'attaquer à la science-fiction avec Tulipe. "Tout est possible dans cet univers, pourquoi s'en priver?" Alors qu'elle prévoit de raconter dans un livre très grand format l'origine de l'oiseau Violette, elle sortira en octobre un nouveau Club des amis, La Fête des monstres, présenté comme une initiation aux légendes de Halloween.
Il ne reste plus qu'à investir l'animation. Tulipe pourrait profiter des libertés de ce médium. "Ça a failli se faire plusieurs fois. Des studios m'ont contactée. Mais il fallait trouver des financements et ce n'est pas allé jusqu'au bout. L'animation, c'est aussi très compliqué", juge-t-elle. "Il faut beaucoup suivre le processus créatif pour que ce ne soit pas pourri." Un rythme de production éloigné aussi de la zenitude de Tulipe.