Allemagne: le procès du comptable d’Auschwitz en cinq questions

Le camps d’Auschwitz-Birkenau, en janvier 2015. - AFP
Soixante-dix ans après la libération des camps de concentration et d’extermination, c’est probablement le dernier procès d’un ancien nazi qui s’ouvre ce mardi à Lunebourg, près de Hambourg dans le nord de l’Allemagne. Oskar Gröning, 94 ans le 10 juin prochain, fut le comptable du camp de la mort d’Auschwitz-Birkenau, où furent exterminés plus d’1,1 million d’hommes, de femmes et d’enfants.
Qui est l’accusé? Que lui reproche-t-on et quels sont les enjeux du procès? Réponses en cinq questions.
> Qui est Oskar Gröning?
Oskar Gröning, 93 ans, n’a jamais caché, à la différence de nombreux anciens nazis, son engagement dans les Waffen SS en 1941, à l’âge de 20 ans, attiré par "l'élégance de l'uniforme". Il n’a pas non plus caché ce qui lui vaut d’être jugé à partir de ce mardi: l'application qu'il mettait à son travail de comptable à Auschwitz, entre 1942 et 1944.
Né en 1921 près de Brême dans une famille nationaliste hantée par la défaite allemande de la Première guerre mondiale, Gröning devient orphelin de mère à l’âge de 4 ans. Il grandit avec son père, ouvrier membre du groupe paramilitaire Der Stahlhelm. Lui-même intégré à l'organisation de jeunesse du groupe, il baigne dans une ambiance belliqueuse et antisémite.
Gröning rejoint un poste administratif dès son entrée chez les SS, avant d'être affecté en 1942 à Auschwitz, en Pologne occupée, pour collecter les billets de banque des déportés et les envoyer à Berlin. A l'époque, le jeune soldat adhère au principe de l'extermination, "un outil pour mener la guerre avec des méthodes avancées".
Mais lorsqu'il voit un soldat tuer un bébé en le lançant contre la paroi d'un wagon, tout juste arrivé, dit-il, il demande immédiatement son transfert au front. Sa requête est rejetée, comme deux demandes ultérieures, et le comptable finit par s'accommoder de son existence au camp.
> Que lui reproche-t-on?
"Je n'ai jamais trouvé la paix intérieure", soufflait fin 2014 le vieil homme au quotidien Hannoverische Zeitung, quelques mois avant l'ouverture de son procès pour "complicité de 300.000 meurtres aggravés". Gröning jure n'avoir "jamais donné une gifle" à quiconque. L'accusation ne lui reproche d'ailleurs aucune violence directe, mais le dépeint en "rouage" de l'extermination.
On l'accuse d'avoir contribué à l'envoi dans les chambres à gaz de 300.000 juifs hongrois, déportés au printemps 1944 vers le camp d'Auschwitz, en Pologne occupée, devenu le symbole mondial de la Shoah. Dans le camp de la mort, l’ancien Waffen SS était notamment chargé de la collecte des billets de banque, et de les envoyer à Berlin, pendant que leurs propriétaires mouraient dans les chambres à gaz, par arme à feu, de malnutrition ou de mauvais traitements.
On lui reproche d'avoir trié les devises des déportés pour les envoyer à Berlin et d'avoir assisté au moins une fois à la "sélection" séparant, à l'entrée du camp, les déportés jugés aptes au travail de ceux qui étaient immédiatement tués. En "gardant les bagages" du précédent convoi pour les soustraire aux yeux des nouveaux arrivants, le jeune sergent a évité un mouvement de panique et sciemment favorisé une mise à mort sans heurts, affirme le parquet.
> Comment la défense compte-t-elle aborder le procès?
Oskar Gröning est rattrapé par son passé en 1985, lorsqu'un membre de son club de philatélie lui confie un ouvrage négationniste, déplorant l'interdiction de contester la Shoah. La démarche insupporte l'ancien soldat, qui retourne le livre avec un court commentaire - "J'étais là, tout est vrai" -, se lance dans l'écriture d'un mémoire de 87 pages pour ses proches puis témoigne en 2003 dans un documentaire de la BBC et dans la presse allemande.
"Je décrirais mon rôle comme celui d'un petit rouage. Si vous qualifiez ça de culpabilité, alors je suis coupable. Mais juridiquement parlant, je suis innocent", martèle Gröning d'interview en interview, demandant pardon aux victimes de la Shoah tout en rejetant toute responsabilité pénale.
Mais le vieil homme n'a jamais invoqué son état de santé pour échapper à la justice et ouvrait encore sa porte au quotidien Die Welt, à la veille du procès. "Allez-vous parler?", lui demandait le journaliste. "Si je suis encore en vie, oui", répondait Gröning.
> Quels sont les enjeux de ce procès?
Le procès d’Oskar Gröning, 70 ans après la fin de la Seconde guerre mondiale, est le dernier prévu d'un ancien nazi, marquant la fin d'une épopée judiciaire au bilan controversé. Une douzaine d'enquêtes préliminaires sont en cours en Allemagne mais leurs chances d'aboutir sont compromises par l'âge des suspects.
Ce procès est un "message" adressé au monde et une chance d'atténuer "le désastre" de la justice allemande d'après-guerre, estime l'écrivain allemand Christoph Heubner, président du Comité International Auschwitz. "L'aspect positif, c'est la volonté de juger les criminels nazis jusqu'au dernier souffle", concède l'avocat et 'chasseur de nazis' Serge Klarsfeld. "Mais puisqu'il est trop tard pour les décisionnaires, on étend la notion de culpabilité à un point qui ne me plaît pas".
Avec une cinquantaine de parties civiles à Lunebourg, le procès permettra aussi aux survivants et aux proches des victimes de la Shoah de rendre à leurs défunts "une voix", explique Thomas Walther, l'un de leurs avocats, à l'agence de presse allemande DPA. "Chaque victime a un visage et un corps, ce n'est pas seulement l'une des 100, 3.000 ou même 1,5 million de personnes assassinées, chacune est un être humain", insistait l’avocat, qui représentera les parties civiles lors du procès.
> Comment l’Allemagne a-t-elle jugé les crimes du nazisme?
Ce procès fleuve, qui durera au moins jusqu'à fin juillet et attire des médias du monde entier, illustre donc la sévérité accrue de la justice allemande à l'égard des derniers nazis. Le tournant remonte à 2011, avec la condamnation à cinq ans de prison pour "complicité de 27.900 meurtres aggravés" de John Demjanjuk, ancien gardien du camp d'extermination de Sobibor, situé comme Auschwitz dans l'actuelle Pologne. Une condamnation basée sur sa seule fonction au sein du camp, sans preuve d'actes criminels précis. Prononcé à Munich, ce verdict a relancé une cinquantaine de procédures contre des gardiens qui n'avaient jamais été inquiétés.
La mise en cause tardive d’Oskar Gröning confirme la rupture avec la ligne des tribunaux allemands pendant des décennies, souvent jugée trop indulgente. L'écrivain et journaliste Ralph Giordano y avait même vu une "deuxième faute" historique de l'Allemagne.