Naufrage de migrants dans la Manche: France et Royaume-Uni se renvoient la balle

La crise diplomatique entre la France et le Royaume-Uni va-t-elle s'aggraver, un jour après le tragique record de 27 migrants décédés dans la Manche en une journée? Le gouvernement français a rappelé sa détermination à agir contre les réseaux de passeurs, présentés commes les premiers responsables de ce drame, en incitant les migrants à traverser la mer malgré le danger.
Invité de RTL ce jeudi, le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin, qui a fait de la traque des passeurs dans la Manche l'une de ses priorités, a demandé à "arrêter d'être les seuls à pouvoir lutter contre les passeurs".
Un système qui encourage les passeurs?
Plus de 1552 d'entre-eux ont été interpellés depuis début 2021 et 44 réseaux ont été démantelés d'après des chiffres avancés par Emmanuel Macron mercredi soir, un effort important mais qui cache le problème de fond, selon Pascal Brice, ancien directeur de l'Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA). Selon lui, c'est la mauvaise prise en charge des demandeurs d'asile des deux côtés de la Manche "qui donne un marché à ces passeurs".
"D'un côté vous avez un gouvernement britannique qui n'assume pas sa responsabilité d'examiner les demandes d'asile, et d'un autre le gouvernement français qui coopère à cela et qui organise une forme de harcèlement permanent contre ces migrants. C'est dans cette indignité que les passeurs se font de l'argent, affirme Pascal Brice sur BFMTV".
Pour Franck Dhersin, vice-président LR de la région des Hauts-de-France en charge des mobilités, la lutte contre les passeurs dans la Manche est quasi vaine: "On arrête des passeurs, des secondes mains, des petites mains, des lieutenants, s'indigne l'élu sur BFMTV. On peut en arrêter 100 par semaine, il y en a 100 autres qui vont venir. C'est le même principe que sur la drogue. Pour pouvoir lutter, il faut arrêter les organisateurs, les chefs de la mafia."
Ce parallèle avec la lutte contre le trafic de drogue (autre priorité de Gérald Darmanin), Franck Dhersin n'est pas le seul à le tisser.
"Les passeurs sont responsables, mais c'est comme un réseau de drogue. Vous connaissez un gouvernement qui a éradiqué les réseaux de drogue? Quand il y a un réseau d'éradiqué, un autre prend sa place. Il faut les rendre inutiles" en créant les conditions d'accueil, insiste Claire Millot, secrétaire générale de l'association Salam à Calais.
"Il y a 2 pour 1000 demandeurs d'asile en France actuellement (137.490 en juillet 2021, ndlr), ce n'est rien du tout. Au Liban c'est 1 sur 3, eux ils ont de vrais problèmes, nous n'avons pas de vrai problème".
La France accusée de mal surveiller les côtes
Au-delà de la question des passeurs, la France et le Royaume-Uni se renvoient constamment la balle sur la situation. "Les opérations conduites par nos amis [les Français] sur les plages, soutenues par 54 millions de livres sterling d’argent britannique, n’ont pas été suffisantes", a critiqué le Premier ministre britannique mercredi soir.
La ministre de l'Intérieur britannique Priti Patel a enfoncé le clou: "Nous avons eu des difficultés à persuader certains de nos partenaires, notamment les Français, à prendre les mesures que la situation réclame", a affirmé celle qui proposait d'envoyer des renforts de police sur le littoral français pour mieux empêcher les tentatives de traversées de la Manche.
Pour François Guennoc, président de l'Auberge des migrants, les deux pays sont à renvoyer dos à dos. "La vraie responsabilité est partagée entre les autorités françaises, qui bloquent la frontière et obligent les exilés à risquer leur vie pour passer, et les autorités britanniques, qui ont supprimé les voies légales et la possibilité de rapprochement familial", résume-t-il dans La Voix du Nord.
Une collaboration chaotique
Sur RTL ce jeudi, Gérald Darmanin a critiqué la "mauvaise gestion de l'immigration" du Royaume-Uni. De son côté, Emmanuel Macron a demandé à Boris Johnson et son gouvernement qu'ils "s'abstiennent d'instrumentaliser une situation dramatique à des fins politiques".
Par ailleurs, le gouvernement français avait accusé début octobre le Royaume-Uni de ne pas lui avoir versé le versement de 62,7 millions d'euros promis par le Royaume-Uni au titre de l'année 2021-2022 pour financer la lutte contre l'immigration illégale entre les deux pays.
En effet, depuis la signature des accords du Touquet en 2003, la frontière virtuelle de l'Angleterre se situe sur le littoral français, moyennant une contrepartie financière envers la France.
Créer des voies de migrations légales
Selon Pascal Brice, c'est la politique migratoire même de la Grande-Bretagne qui va dans l'impasse: "les Britanniques devraient installer des dispositifs pour instruire les demandes d'asile soit dans des pays tiers, soit dans le Calaisis, organiser des voix de migrations légales pour que les gens aillent en Grande-Bretagne s'ils le souhaitent et que nous n'ayons pas à subir les conséquences. Sinon ça ne va jamais s'arrêter".
"Les Britanniques ont quitté l'Europe, ils ont aussi quitté les accords de Dublin", explique Patrick Sauce, éditorialiste politique à BFMTV, évoquant ce règlement qui impose au premier pays européen traversé par un migrant d'examiner sa demande d'asile, même s'il n'est qu'un point de passage. "La seule façon de faire sa demande d'asile en Angleterre lorsque vous êtes un migrant, c'est d'abord d'y aller".
En 2016, lors du démantèlement de la "Jungle" de Calais, Bernard Cazeneuve avait obtenu la levée du système de Dublin: "4.000 personnes sont parties (...) ils ne sont pas revenus, ils sont quelque part au chaud avec un travail", défend Claire Millot.
Mais la Grande-Bretagne va à l'exact opposé de ce conseil, notamment depuis la nomination de la ministre de l'Intérieur Priti Patel, chargée de conduire la réforme du droit d'asile qui entend criminaliser les traversées de la Manche dans le but de décourager les candidats au passage. Les arrivées illégales de migrants (hors demandes d'asiles dans les consulats) seront notamment passibles de peines de prison. Une réforme qui ne risque pas d'arranger les relations diplomatiques franco-britanniques.