Brexit: quel bilan pour le Royaume-Uni un an après?

Le Premier ministre britannique Boris Johnson lors d'une conférence de presse à Downing Street, à Londres, le 27 novembre 2021 - Hollie Adams © 2019 AFP
Un "cadeau" de Noël à l’heure du réveillon. Il y a un an jour pour jour, le 24 décembre 2020, Boris Johnson dévoilait un document de plus de 1200 pages dans une vidéo adressée au peuple britannique. Le pavé brandi tel un trophée par le dirigeant conservateur est le fruit de longues heures de négociations entre Londres et Bruxelles pour enfin parvenir à un accord commercial post-Brexit qui entrera en application une semaine plus tard, le 1er janvier.
Après des mois d’âpres discussions avec l’UE pour éviter un "no deal", celui qui avait promis aux Britanniques "un accord prêt à mettre au four" célébrait à cet instant une indéniable victoire politique. Lui qui avait franchi la porte du 10 Downing Street un an et demi auparavant, prenant la suite de Theresa May, contrainte à la démission, faute d’être parvenue à faire voter son propre accord post-Brexit au Parlement.
Mais un an après, "BoJo" n’est plus en état de grâce. Sous le feu des critiques pour sa gestion de la crise sanitaire dans un pays où le variant Omicron fait rage, le Premier ministre britannique est aussi englué dans une série de scandales qui éclipserait presque le premier anniversaire du divorce entre Londres et Bruxelles.
L’évènement est certes moins vendeur que les dernières révélations qui ont plongé Boris Johnson dans la tourmente. Mais il n'est pas sans importance, au moins symboliquement, pour le locataire de Downing Street. Notamment parce que ce dernier a bâti sa stratégie sur une sortie réussie de l’Union européenne. Un retrait qu’il a toujours présenté comme une opportunité économique pour la réalisation du projet de "Global Britain".
Pas de décrochage
Fragilisé comme jamais, Boris Johnson ne semble d’ailleurs plus avoir beaucoup d’autres options que de faire du Brexit un succès pour espérer conserver le pouvoir lors des prochaines élections générales de 2024 -dans l’hypothèse où il resterait en place jusque-là.
L’heure est donc au premier bilan: le Royaume-Uni a-t-il vraiment tiré profit de sa sortie de l’Union européenne? Si nous manquons encore de recul pour tirer des enseignements catégoriques, l’année écoulée a tout de même permis de se faire une idée des premières conséquences concrètes du Brexit.
Sur le plan macroéconomique d'abord, la pandémie de Covid-19 est venue perturbée les analyses. Toujours est-il que le PIB britannique devrait rebondir de 6,8% cette année après une chute de 9,8% en 2020, selon le FMI. Soit une reprise vigoureuse, équivalente à celle attendue en France, même si la récession a été d’une ampleur moindre dans l’Hexagone (-8%).
Plus largement, la situation globale de l’économie britannique ne semble pas beaucoup plus mauvaise que celle d’autres pays européens. La catastrophe redoutée par certains et qui se serait traduite par un net décrochage du Royaume-Uni par rapport à ses voisins n’a en tout cas pas eu lieu. Mais le Brexit n’a pas non plus été totalement indolore, selon l’Office Budget Responsibility (OBR), un organisme indépendant fournissant des prévisions aux pouvoirs publics, lequel estimait en mai que la sortie de l’Union européenne avait amputé le PIB britannique de 0,5% rien qu'au premier trimestre 2021.
Les échanges avec l’Europe freinés par le Brexit
Cela s’explique en particulier par la chute des flux commerciaux entre le Royaume-Uni et l’UE dès l’entrée en vigueur de l’accord en janvier. Depuis, les échanges avec le continent se sont légèrement redressé, sans pour autant retrouver leurs niveaux d’avant Brexit.
Comme le montrent les chiffres de l’Office National des Statistiques (ONS) relayés par Bloomberg, les importations en Grande-Bretagne de produits venant de pays non membres de l’UE étaient supérieures (22 milliards de livres) en octobre aux importations de produits en provenance du bloc des 27 (18,6 milliards), et ce pour le dixième mois consécutif. Du jamais vu.
Lors de l'entrée en vigueur de l'accord commercial en janvier dernier, les exportations britanniques vers les pays membres de l’UE ont par ailleurs dégringolé avant de se reprendre. Sans doute en raison du manque de préparation des entreprises d'outre-Manche qui ont dû s'habituer aux nouvelles formalités administratives rendues nécessaires pour commercer avec les 27.
Le Center for European Reform a tenté d’estimer le "coût du Brexit" pour le commerce britannique. Le think tank basé à Londres a ainsi calculé que le commerce de marchandises du Royaume-Uni était de 15,7% inférieur en octobre à ce qu’il aurait dû être sans divorce avec Bruxelles, soit un coût de 12,6 milliards de livres.
Une pénurie de main-d’œuvre accentuée par le Brexit
L’emploi britannique a bien résisté au Brexit et à la pandémie. A la fin du troisième trimestre, le taux de chômage outre-Manche s’établissait à 4,3%, soit près de deux fois moins qu’en France (8,1%). Autrement dit, le Royaume-Uni est en situation de plein-emploi.
Tout cela serait parfaitement réjouissant si le pays ne faisait pas face à d’importantes pénuries de main-d’œuvre. Lesquelles se sont aggravées depuis le début de la crise sanitaire et la sortie de l’Union européenne. Les chauffeurs poids-lourds manquent tout particulièrement à l’appel. Les ressortissants qui exerçaient cette profession en Grande-Bretagne ont non seulement été contraints de retourner dans leur pays d’origine pendant les périodes de confinement décrétées à travers l’Europe, mais ils ont aussi été empêchés de revenir en raison du renforcement des règles d’immigration post-Brexit.
Bien qu’étant la plus touchée, la profession de chauffeur poids-lourds n’est pas la seule concernée. Le Royaume-Uni manque aussi de vétérinaires, de bouchers ou encore de saisonniers pour ramasser les productions des agriculteurs. A tel point que face à la grogne des professionnels, le gouvernement n’a eu d’autre choix que d’accorder des visas temporaires supplémentaires pour faire venir de la main-d’œuvre étrangère.
Pénuries en cascade
Ce manque de bras, toujours prégnant, a eu des conséquences directes sur le fonctionnement de l’économie du pays sur la seconde moitié de 2021. Aux quatre coins du Royaume, il a accentué les difficultés d’approvisionnement liées à la reprise économique mondiale post-Covid et la perturbation des chaînes de valeur. Résultat, les entreprises britanniques n’ont pu se fournir en quantités suffisantes et les délais de livraison se sont allongés. Les consommateurs, eux, n’ont pu que constater l’absence de nombreux produits dans les rayons de supermarchés.
Les Britanniques sont d’ailleurs bien plus nombreux que leurs voisins à avoir constaté des pénuries de produits alimentaires ou de carburants ces derniers mois. Selon un sondage YouGov, 56% d’entre eux ont déclaré y avoir été personnellement confrontés, contre 18% en Allemagne, 16% en France, 12% en Suède, 8% du Danemark, 7% en Espagne et 6% en Italie…
Outre ses conséquences sur l’acheminement des produits dans les points de vente, le manque de personnels au Royaume-Uni a eu pour effet d’alimenter l’inflation qui a atteint 5,1% sur un an en novembre, contre 2,8% en France. Certes, tous les pays d’Europe sont touchés par la hausse des prix en raison de la flambée des matières premières et de l’énergie. Mais la pénurie de main-d’œuvre en partie aggravée par le Brexit outre-Manche a aussi encouragé les employeurs à augmenter les salaires pour attirer les candidats, ce qui a pour effet de tirer un peu plus les prix à la hausse.
Un impact économique à mesurer sur le long terme
La forte inflation et les pénuries qui frappent le Royaume-Uni laissent à penser que la reprise économique y est peut-être plus fragile qu’ailleurs. Quoi qu’il en soit, évaluer les effets économiques du Brexit à court terme demeure complexe.
"Le Brexit n’est pas une crise cardiaque ou un AVC, mais plutôt un cancer, long et diffus (…)", expliquait en 2019 Arnaud Vaissié, cofondateur du Cercle d’outre-Manche.
En clair, les effets, positifs ou non, du Brexit pour le Royaume-Uni ne s’observeront que dans plusieurs années. Mais les organismes chargés de faire des prévisions sont plutôt pessimistes. Selon l’OBR, le retrait de l’Union européenne aura à long terme deux fois plus d’impact sur l’économie britannique que la pandémie de Covid-19, avec une perte de PIB de 4%.
De leur côté, les petites et moyennes entreprises d’outre-Manche confrontées aux pénuries de main-d’œuvre, aux difficultés d’approvisionnement ou encore aux coûts supplémentaires liés aux nouvelles formalités administratives pour commercer avec l’Europe s’inquiètent déjà des conséquences du Brexit. 37% d’entre elles se disent moins confiantes pour leur avenir depuis la sortie de l’UE et plus d’un tiers des grandes entreprises (35%) expriment le même ressenti, selon une enquête de l’Institute of Directors.
"Global Britain"
L’idée défendue derrière le vaste programme post-Brexit "Global Britain" était de faire du Royaume-Uni un pays attractif, qui se démarquerait de l’Europe par une politique pro-business avec des normes sociales et fiscales plus souples que sur le continent. En quelque sorte, un "Singapour sur Tamise" davantage tourné vers l’Amérique et l’Asie pour attirer les entreprises à la pointe de la technologie et rayonner à l’échelle du globe.
Mais le Covid est peut-être venu remettre en cause ce projet. Loin du pays ultralibéral, voire du paradis fiscal que certains craignaient de voir émerger aux portes de l’Europe, le Royaume-Uni a dépensé comme ses voisins des milliards de livres pour protéger les entreprises et les ménages. Et Boris Johnson a annoncé ces dernières semaines des hausses d’impôt sans précédent qui devraient permettre de faire rentrer 36 milliards de livres dans les caisses de l’Etat au cours des trois prochaines années. C’est d'ailleurs ce changement de cap qui a motivé David Frost, libéral convaincu et ex-secrétaire d'Etat chargé du Brexit, à la démission. Ce dernier évoquant ses "préoccupations" quant à la "direction" que prend actuellement le gouvernement.
Si le Royaume-Uni ne s’est visiblement pas encore émancipé du modèle social et fiscal de l’Union européenne, il a commencé à ratifier des accords de libre-échange avec d’autres pays dont le Japon, la Nouvelle-Zélande, la Norvège, l’Islande, et le Liechtenstein. Mais il ne s’agissait jusqu’à présent que de simples renouvellements ou de légères adaptations des accords qui existent déjà entre l’UE et ces pays. Mi-décembre, Londres a néanmoins signé son premier vrai accord de libre-échange avec l’Australie qui permettra à tous les biens britanniques d’entrer dans le pays sans droits de douane.
Reste que l’Australie ne représente qu’à peine 1% des échanges commerciaux du Royaume-Uni. Alors, pour renforcer ses liens commerciaux, Londres négocie également un accord avec l’Inde ainsi qu’avec six pays arabes du Golfe. Mais le gouvernement de Boris Johnson cherche surtout à signer un accord de libre-échange avec les Etats-Unis, sans parvenir à l’obtenir à ce stade.
Des relations dégradées avec l’Union européenne
L’accord de libre-échange avec l’Union européenne signé le 24 décembre 2020 et appliqué depuis le 1er janvier devait, lui, être "la base d’un partenariat heureux, couronné de succès et stable avec nos amis de l’UE dans les années à venir", selon les dires de Boris Johnson.
Un an plus tard, plus rien ne va entre les deux parties. Il y a d’abord eu le conflit sur l’approvisionnement en vaccin AstraZeneca en mars. Alors que la troisième vague de Covid-19 menaçait l’Europe, la Commission européenne reprochait au Royaume-Uni de se servir dans les usines du laboratoire situées au sein du bloc communautaire et accusait en parallèle ce dernier de ne pas respecter ses engagements de livraisons.
Puis vînt le litige autour du protocole nord-irlandais, un texte conclu avant l’accord commercial post-Brexit qui maintient l’Irlande du Nord dans l’union douanière et le marché unique européen pour éviter tout retour d’une frontière physique sur l’île d’Irlande. Créant de fait une frontière entre la province britannique et l'île de Grande-Bretagne, le texte ne convient plus à Boris Johnson qui l’a pourtant signé de sa propre main. Le gouvernement britannique affirme que l’application de ce protocole pénalise l’approvisionnement de l’Irlande du Nord et qu’il est source de tensions au sein de la province britannique. Il demande en particulier davantage de souplesse dans le contrôle de biens entre la Grande-Bretagne et l’Irlande ainsi que la suppression du droit de regard de la Cour de justice de l'UE sur son application, pour le remplacer par un arbitrage international.
Bruxelles refuse, ne proposant que des aménagements, et les discussions menées ces dernières semaines restent dans l'impasse. Espérant faire plier l’UE, Londres a un temps menacé de déclencher l’article 16. Cette clause de sauvegarde prévoit une suspension de certaines dispositions du protocole nord-irlandais en cas de perturbations majeures. Or, son déclenchement risquerait de provoquer une guerre commerciale entre le Royaume-Uni et l’UE.
Enfin, l’Union européenne, et surtout la France, s’écharpe depuis plusieurs mois avec le Royaume-Uni accusé de ne pas respecter ses engagements en matière de pêche. L’accord commercial post-Brexit prévoit en effet que Londres délivre des licences aux pêcheurs européens pour leur permettre d'accéder aux eaux britanniques. Problème, la France assure ne pas avoir reçu suffisamment de licences, ce que démentent les Britanniques. En conséquence, le secrétaire d’Etat aux Affaires européennes, Clément Beaune, a annoncé la semaine dernière que le gouvernement allait demander à la Commission européenne d’engager un contentieux, "une procédure juridique pour les licences auxquelles nous avons droit, qui sont les plus prioritaires, les plus importantes".
De quoi refroidir un peu plus les relations avec Londres, si tant est qu'elles ne soient pas déjà à leur point le plus glacial, un an à peine après l'officialisation du Brexit. En décembre, l'OCDE a pourtant prévenu "qu'une détérioration des relations commerciales" entre Européens et Britanniques "pourrait également peser sur les perspectives économiques à moyen terme" du Royaume-Uni.