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"Il m'a enfermée dans la chambre froide": la difficile prise de parole sur les violences en cuisine

Une journaliste qui a enquêté pendant quatre ans et une cheffe pâtissière dénoncent l'omerta autour des violences verbales, psychologiques, physiques et sexuelles commises dans les cuisines des restaurants, y compris étoilés.

Des violences verbales, des menaces et une tentative d'agression sexuelle. C'est ce qu'a vécu la cheffe pâtissière Vittoria Nardone, 30 ans, lors de ses précédents postes. Elle se souvient en particulier pour BFMTV.com d'un sous-chef qui parlait de sexe "en permanence, devant toute la brigade, tout le temps". Un harcèlement sexuel "d'ambiance". "On savait plus ce qu'il avait fait la veille (dans la sphère intime, NDLR) plutôt que les mises en place à faire dans la journée."

"Et un jour, il m'a enfermée dans la chambre froide pour me proposer des actes sexuels."

Vittoria Nardone parvient à le repousser et à sortir de la chambre froide. La jeune femme tente ensuite de dénoncer son comportement à un responsable du restaurant, en vain. "On m'a clairement dit: 'il (le sous-chef, NDLR) est comme ça, il est jeune, c'est son premier poste, oublie'."

Aujourd'hui à la tête de l'association Bondir.e, Vittoria Nardone milite contre les violences en cuisine, qu'elles soient économiques, verbales, physiques ou sexuelles. Car selon la journaliste Nora Bouazzouni, auteure du livre Violences en cuisine, une omerta à la française (Stock), ces violences sont systémiques.

"C'est un milieu où la violence est normalisée, tolérée et parfois encouragée", déplore pour BFMTV.com la journaliste qui a enquêté pendant quatre ans et qui a recueilli une cinquantaine de témoignages.

"Le chef l'a forcé à tenir la saucière brûlante"

Un continuum de violences, des coups de torchon aux remarques homophobes ou racistes. "On m'a dit que je ne savais pas faire parce que j'étais noir", "t'as des gros seins, tu devrais mettre un décolleté pour qu'on ait plus de pourboires", sont autant de témoignages signalés auprès de l'association de Vittoria Nardone.

Parmi les "classiques" des violences en cuisine: "le coup de la casserole". Une casserole délibérément chauffée à blanc pour que la personne visée se brûle en attrapant le manche pour la punir d'avoir raté un plat ou en guise de bizutage. C'est ce qu'a subi ce chef de partie qui avait malencontreusement fait brûler sa sauce.

"Le chef l'a forcé à tenir la saucière brûlante pendant plus de trente secondes", raconte Vittoria Nardone. "Il a été brûlé au second degré, il n'avait plus de peau sur sa main."

Des violences qui démarrent souvent dès la formation. En deuxième année, Vittoria Nardone se souvient que les chefs lui disaient: "Ça va être dur, faut s'accrocher". Cris, humiliations, poches à douille lancées au visage... "Le message est double", pointe Nora Bouazzouni. "Il faudrait en passer par là parce que c'est comme ça."

"Et il y a aussi l'idée selon laquelle si on n'a pas été traité à la dure, on ne sera jamais un bon chef."

Des journées de dix-sept heures

Les premiers pas dans la violence, ce sont souvent les horaires de travail. Encore stagiaire, Vittoria Nardone travaille 70 à 80 heures par semaine, payées 35. "Il n'y a pas de rébellion possible", regrette la cheffe pâtissière.

"On ne peut pas demander pourquoi les heures supplémentaires ne sont pas payées, c'est comme ça. On n'a pas le choix."
Illustration d'une cuisine d'un restaurant à travers le hublot d'une porte
Illustration d'une cuisine d'un restaurant à travers le hublot d'une porte © Pierluca Leandri-BFMTV

Lors d'une expérience dans un restaurant étoilé, ses journées commençaient à 8 heures du matin et se terminaient dix-sept heures plus tard, soit à 1 heure du matin. Expérience à la suite de laquelle Vittoria Nardone fera un burn-out et envisagera de quitter ce métier qu'elle exerce pourtant avec passion.

"Une forme d'exploitation", alerte Nora Bouazzouni, mais qui serait pourtant normalisée dans les cuisines françaises. "Des gens me racontent qu'ils n'ont tellement pas le temps de manger, puisque le chef ne les autorise pas, qu'ils piochent dans les assiettes qui reviennent à la plonge. C'est illégal et cruel."

D'autres racontent qu'ils ne boivent pas d'eau de la journée -ils n'ont de toute manière pas le temps d'aller aux toilettes. "Vous vous brûlez ou vous vous coupez très profondément? Des chefs vont vous dire: 'tu ne vas pas aller aux urgences, si tu n'es pas là, on ne peut pas faire le service'", relate la journaliste.

"Si tu parles, je ruine ta carrière"

À ceux et celles qui considèrent que les cuisines ouvertes seraient un frein aux violences, Nora Bouazzouni répond par la négative. "Un chef qui met une main aux fesses ou qui vous engueule accroupi, un coup de pied dans le tibia, des horreurs chuchotées à l'oreille, en salle, vous ne voyez rien."

En plus d'une culture de la violence, Nora Bouazzouni dénonce une culture du silence. "Parler, pour les victimes, c'est prendre le risque de ne plus trouver de travail. Car ce secteur fonctionne par cooptation. Si vous avez été celle ou celui qui s'est plaint, a fait des vagues, a dénoncé des comportements, vous êtes la brebis galeuse. On va difficilement vous embaucher."

"Il y a des chefs qui le disent: 'Tu sais très bien que si tu parles, je ruine ta carrière'."

Un cercle vicieux cultivé par le mythe de la gastronomie française. "C'est le socle des violences", pointe Nora Bouazzouni. "C'est le socle de l'impunité, du tabou, de l'omerta parce qu'on estime que la France, qui s'est auto-couronnée meilleure cuisine du monde, doit tenir son rang, quoi qu'il en coûte aux gens qui cuisinent."

Elle déplore le fait que le grand public ait intégré l'idée selon laquelle l'excellence à la française justifierait "toutes formes de violences". "Et seraient même nécessaires à la création d'une haute cuisine." Une toxicité notamment mise en scène dans le film et la série du même nom The Chef, ou encore le film d'horreur Le Menu.

Impunité et omerta

L'association Bondir.e a ainsi mis au point une formation en management à destination des restaurants et des professionnels. Elle propose également des interventions dans les écoles volontaires afin de prévenir et sensibiliser les étudiants sur les questions des violences en cuisine.

Mais Vittoria Nardone regrette que beaucoup soient déjà résignés, avant même d'avoir fini leurs études. "Très souvent, les étudiants nous disent: 'On sait que c'est comme ça, ça ne changera jamais, c'est le métier'." Comme si les violences étaient une norme.

"En même pas six mois de formation, ils sont déjà formatés à accepter les violences."

L'association tient aussi une ligne d'écoute avec des bénévoles, professionnels de la cuisine, formés à recueillir la parole des victimes. Parmi les témoignages que l'association reçoit, certains visent des chefs étoilés ou particulièrement médiatiques. Une situation qu'a vécue Vittoria Nardone.

"C'est d'autant plus difficile de dénoncer les violences quand l'auteur est extrêmement souriant à la télé, sympathique, fait plein d'émissions, a la blague facile et est très apprécié du grand public."

D'autres témoignages émanent de retraités. Comme cette personne de 75 ans qui raconte qu'elle aussi, quand elle avait 19 ans, elle s'est faite enfermer dans une chambre froide. Ou cette autre qui n'a pas oublié qu'à ses 19 ans, elle s'est fait jeter de l'huile brûlante sur la cuisse pour avoir brûlé un poisson.

"On voit à quel point ça dure depuis toujours et que rien n'a changé. Mais la cuisine, ça peut être totalement différent. Je le dis, ce métier peut être pratiqué de manière bienveillante et pédagogue."

https://twitter.com/chussonnois Céline Hussonnois-Alaya Journaliste BFMTV