
PIERRE-OSCAR BRUNET / BFMTV
"Comme une fumeuse, je ressens très vite le manque": ils sont accros au sport
Servane Heudiard pédale cinq heures par jour - trois le matin, deux l'après-midi. Tous les jours. Le week-end, l'une de ces séances est remplacée par de l'aviron. Cette auteure, traductrice et relectrice de 49 ans qui réside dans le Val-de-Marne est accro au sport depuis son entrée dans la vie active.
"Si je fais autant de sport, c'est pour combler un manque", confie à BFMTV.com Servane Heudiard.
"Je n'ai aucune estime de moi", raconte l'auteure de Le sport, ma prison sans barreaux: témoignage d'une sport-addict. "Il n'y a que dans le sport que j'ai l'impression de m'accomplir et de valoir quelque chose parce que je sais que je me défends bien. Dans le boulot aussi mais j'ai toujours peur de rater. Dans tous les autres domaines, je me sens nulle."
Une "dose" de sport tous les jours
Servane Heudiard souffre de bigorexie. Le mot vient de l'adjectif anglais "big", pour gros, et du suffixe grec "orexis", qui signifie l'appétit. En clair, c'est l'envie d'avoir des gros muscles, à l'origine associée au culturisme. Cette dépendance au sport est une maladie officiellement reconnue par l'Organisation mondiale de la santé (OMS) depuis 2011, comme le rappelle un document de l'Insep, l'Institut national du sport, de l'expertise et de la performance.

Le Centre d'études et de recherche en psychopathologie de Toulouse (CERPP) la définit comme "un besoin irrépressible et compulsif de pratiquer régulièrement et intensivement une ou plusieurs activités physiques et sportives en vue d'obtenir des gratifications immédiates et ce malgré des conséquences négatives à long terme sur la santé physique, psychologique et sociale".
Pour les personnes qui en souffrent, le sport apparaît comme "un moyen d'apaisement, de soulagement dans une vie (...) où l'on est épuisé psychiquement", indique l'institut fédératif des addictions comportementales (Ifac) du CHU de Nantes. Comme dans le cas des dépendances à des substances, elles pensent chaque jour à leur "dose" et l'augmentent au fur et à mesure.
"C'est comme une alcoolique ou une fumeuse"
À partir de quand est-on considéré comme un accro? Pour le médecin du sport Emmanuel Debost, ce n'est pas tant le nombre d'heures qui détermine l'addiction mais l'intensité de la pratique. "Vous pouvez avoir des personnes qui font trois, quatre heures de sport par jour mais qui ne ressentent pas de manque si elles arrêtent", pointe-t-il pour BFMTV.com.
"En réalité, le premier signe qui doit alerter, c'est la souffrance psychique."
Cette addiction s'explique d'un point de vue physiologique, analyse pour BFMTV.com Jean-Cyrille Lecoq, psychologue du sport et préparateur mental. "Au bout d'une trentaine de minutes, le coureur sécrète des endorphines qui apportent une sensation de bien-être et diminuent la douleur." Mais plus on pratique, plus ce moment est retardé. Pour ressentir les mêmes effets, il faut courir plus longtemps.
"Et après c'est la spirale. On se retrouve avec la même dépendance qu'un toxicomane."
Servane Heudiard confirme: si elle s'abstient de faire du sport, elle va "être fébrile", "comme une alcoolique ou une fumeuse". "Je vais tenir maximum 24 heures et encore, je sens très vite le manque de la dépense physique", explique-t-elle. "Je vais trouver une solution pour faire du sport, des abdos et des pompes dans ma chambre s'il le faut"
Difficile de savoir combien de personnes souffrent comme elle de cette addiction. Selon les études et les critères pris en compte, qu'il s'agisse de la population générale ou uniquement des personnes qui pratiquent régulièrement une activité sportive, les résultats varient. L'Ifac évoque ainsi des chiffres allant de 3%... jusqu'à 42%. Une dépendance qui touche aussi bien les sportifs amateurs anonymes que les professionnels de renom, comme l'ancien footballeur Bixente Lizarazu qui l'a révélé dans son livre Mes prolongations.

"Le sport, c'est ma vie"
Souvent, les personnes qui souffrent de bigorexie ne s'en rendent pas compte. Sébastien Nain, 49 ans, en a pris conscience après un accident. En 2017, cet Aixois est percuté par une voiture alors qu'il circule à vélo. Une fracture de la clavicule mal opérée met un coup d'arrêt aux ambitions de ce triathlète, adepte de l'ultra-trail.
Lui qui avait l'habitude de se lever à 4h30 du matin pour courir avant d'aller travailler, d'enchaîner ses gardes de pompier de 24 heures avec huit heures de course ou de programmer des sorties à vélo de 200 km doit y renoncer. Il "sombre" alors pendant plusieurs mois, entre alcool et anti-dépresseurs. Pour compenser, il coache son épouse - sportive également - organise des séances de sport sur son lieu de travail et mène des projets sport-santé.
"Mais le sport, c'est ma vie. Je reste accro", confie-t-il à BFMTV.com.
Même si Sébastien Nain fait toujours dix à quinze heures de sport par semaine (c'était le double auparavant), court durant sa pause déjeuner et pédale une à deux heures le soir sur son vélo d'appartement, il a dû abandonner les Ironman et les compétitions internationales. Ce qu'il vit comme une amputation. "Ce n'est pas facile à vivre tous les jours", confie-t-il. "Je ne peux plus faire ce que je faisais et c'est une souffrance intérieure difficile à expliquer."
"Je ne suis plus celui que j'étais. J'ai perdu toute ma musculature, toute ma confiance, j'ai pris 4 kilos et de la masse graisseuse."
Anorexie et complexe d'Adonis
Les accros au sport comme lui surveillent particulièrement leur poids ou leur silhouette, remarque Dan Véléa, psychiatre-addictologue. "Certains, notamment les femmes, sont anorexiques", pointe-t-il pour BFMTV.com. "Les hommes souffrent aussi souvent du complexe d'Adonis, leurs muscles ne sont jamais assez gros. Pour eux, changer leur image devient addictif." Le spécialiste note des dysmorphophobies - c'est-à-dire la conviction d'avoir un défaut physique - courantes parmi les bigorexiques.
Sébastien Nain se souvient que pour lui, tout a commencé lorsqu'il avait 16 ans. L'adolescent est alors en surpoids et souffre des moqueries de ses camarades. Il décide du jour au lendemain de se mettre au sport et "sèche la cantine". Rapidement, il perd du poids, devient de plus en plus performant et prend confiance en lui. Ce qui le pousse à continuer.
"La perte de poids et les résultats m'ont emmené dans une machine infernale."

"La dépendance s'est accrue avec une pratique plus assidue et des résultats en compétition", poursuit-il. "J'avais des sponsors, je courais pour des marques dans le monde entier, je n'en avais jamais assez. C'est un engrenage."
Aujourd'hui encore, il fait très attention à son alimentation. "Si je ne fais pas beaucoup de sport, je mange très léger." Une galette de riz ou un yaourt protéiné et des fruits au déjeuner par exemple. Peu d'extras, y compris lors des repas de famille. Lors de leurs récentes vacances au ski, pendant que ses enfants mangeaient des pâtes ou de la tartiflette pour le dîner, pour lui, c'était soupe ou salade.
"Entre le culte de la beauté, les injonctions aux régimes, les applications qui comptent les calories ou comparent les performances, la pratique sportive intensive est perçue comme une addiction positive. Mais c'est un piège", met en garde le psychiatre-addictologue Dan Véléa.
Plusieurs critères permettent aux spécialistes de différencier la passion de l'addiction. D'abord l'isolement, indique le psychologue Jean-Cyrille Lecoq. C'est-à-dire quand un individu préfère passer sa soirée à la salle de sport plutôt qu'avec ses proches. "Certains se réfugient dans leur pratique sportive", observe-t-il.
L'autre critère: c'est la blessure et la prise de risque. Plus précisément lorsque le sportif continue de pratiquer son sport quelles que soient les conditions, y compris en étant malade par exemple. "Certains de mes patients font des marathons tout en étant blessés et se gavent d'anti-douleurs", regrette Dan Véléa.
"Ils ne s'arrêtent pas malgré la douleur. J'en ai même un qui a fait un petit infarctus et qui ne s'en est pas rendu compte."
Cela a été le cas de Pascal Pich, 57 ans, spécialiste de l'ultra-triathlon et détenteur de 15 records. Il y a quelques années, lors d'un simple footing, son pied vrille sur une racine. Bilan: fracture de la malléole. Il aurait dû garder son plâtre 45 jours, il l'a retiré au bout de 10. "J'ai repris le vélo et la natation", la course à pied un peu plus tard se souvient-il pour BFMTV.com.

Lui qui a achevé l'année dernière un challenge de 10.477 km durant 23 jours - la plus grande distance parcourue sur un vélo d'appartement - assure que la souffrance fait partie de son quotidien. "Il faut être capable de passer par-dessus. La douleur n'est qu'une information."
Le sport extrême est la spécialité de ce réserviste de la légion étrangère: Pascal Pich court en moyenne 200 km par semaine et cumule à l'année 30.000 km à vélo. Il prépare en ce moment "un truc de dingo": dix déca-Ironman (un déca-Ironman, c'est dix foix un Ironman: soit 38 kilomètres à la nage, 1800 km à vélo et 422 km en courant) en 365 jours.
"J'aime explorer les limites du corps, voir jusqu'où il peut aller. Les limites ne sont que celles que l'on se donne."
La douleur fait en effet partie de la pratique des bigorexiques. "Plus je fais du sport, plus je pousse l'effort jusqu'à avoir mal", témoigne pour BFMTV.com Elisa*, 36 ans. "Il m'est déjà arrivé de finir une séance en larmes." Pour cette habitante des Hauts-de-Seine, sa pratique sportive représente le moyen de "tester et pousser" ses limites pour se "sentir exister".
Elle se souvient s'être mise plus intensément au sport après ses deux grossesses dans l'idée de retrouver la forme. Plusieurs fois par semaine, Elisa prend des cours de fitness dans une salle de sport, les autres jours fait du stretching à la maison et court le week-end. Si son emploi du temps le permettait, ce serait bien davantage mais son travail et sa vie de famille l'en empêchent.
"Aujourd'hui, le sport est pour moi une échappatoire qui me permet de me vider la tête mais aussi de me sentir vivante. Et même si ça me fait mal, j'y trouve du plaisir. Je crois que le sport me sauve."
Il est possible de se libérer de cette addiction, ce qui passe notamment par la réduction progressive de l'activité. Mais certaines précautions sont à prendre pour éviter la rechute. "On peut sortir de toutes les addictions, rassure le psychiatre-addictologue Dan Véléa. Mais il faut d'abord la reconnaître, sortir du déni et être accompagné."
* Le prénom a été modifié, à la demande de l'intéressée.