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Un moustique tigre photographié à Bangalore (Inde), le 12 août 2021.

MANJUNATH KIRAN / AFP

"L'espèce d'Europe la plus invasive": comment le moustique tigre a colonisé la France métropolitaine en 20 ans

Originaire d'Asie du Sud-Est, le moustique tigre a été détecté entre 2004 et 2023 dans l'ensemble des régions de l'Hexagone. Problème? Il est vecteur de maladies comme le Zika ou la dengue dont le premier cas autochtone de 2024 a été signalé le 8 juillet dans l'Hérault. Retour sur son voyage de dizaines de milliers de kilomètres.

La commune de Bois-Guillaume est tombée entre les pattes du moustique tigre. Après des signalements en 2023, l'Agence régionale de santé (ARS) a confirmé en mars 2024 sa présence dans cette ville limitrophe de Rouen, en Seine-Maritime. Faisant de la Normandie, la dernière région métropolitaine jusqu'ici épargnée, à voir cet insecte pas plus gros qu’une pièce d’un centime d’euro, s'installer sur ses terres.

C'est "l'espèce d'Europe la plus invasive, celle qui a colonisé le plus vite et le plus largement". Avec ses six longues pattes et de ses 5 millimètres de long, le moustique tigre, originaire d'Asie du Sud-Est, a colonisé les États-Unis, l'Amérique latine et l'Europe en seulement quelques décennies.

Si une piqûre de moustique n'est jamais agréable, le véritable problème d'Aedes albopictus - son nom scientifique - est qu'il est un vecteur potentiel de virus comme la dengue, le Zika et le chikungunya.

Comment ce petit insecte, qui n'explore pourtant pas plus loin que 150 mètres autour de son lieu de naissance, a-t-il bondi des forêts de bambou de la Chine et du Vietnam jusqu'à Bois-Guillaume et ses 14.000 habitants? Assez simplement, en raison des activités humaines.

Le moustique tigre, un danger pour notre santé?
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14:25

Le commerce des pneus usagés

D'après l'Institut Pasteur, avant 1979, le moustique tigre - qui se démarque de ses congénères par ses zébrures noires et blanches - s’étendait du Pacifique à l’océan Indien. On le trouvait notamment dans les bambous, lieu de prédilection des femelles pour leur reproduction. Aedes albopictus raffole en effet des petits réservoirs d'eau qui se forment au sein de cette plante dès lors qu'elle est taillée ou cassée. Il va pondre ses œufs à l'endroit où stagne ce petit volume d'eau et les coller à la paroi du bambou.

Des conditions que ce moustique va retrouver dans des habitats humains. "Dans nos villes et nos jardins, il y a une multitude d'objets qui ressemblent à ces bambous", relève François Delachavonnery, responsable du service cartographie d’Altopictus, une entreprise spécialisée dans la surveillance et la lutte contre le moustique tigre en France, à BFMTV.com. "Tout objet qui retient l’eau, comme des pots vides ou des récupérateurs d'eau de pluie."

Un objet insoupçonné est particulièrement convoité des moustiques pour leur reproduction: les pneus usagés. C'est à cause de ces bouts de caoutchouc, qui font l'objet d'un commerce international développé à partir des années 1980, que la colonisation du moustique tigre s'est enclenchée.

Les pneus usagés du monde entier sont envoyés en Asie afin d'être rechapés puis réexpédiés dans leur pays d'origine. Les œufs, qui sont pondus dans l'eau stagnante des pneus et collés à leurs parois, vont ainsi voyager par bateau jusqu'aux autres continents.

"Les œufs sont entourés d'une coque imperméable qui permet à l'embryon de survivre au sec pendant des jours, des semaines, voire des années", explique Anna-Bella Failloux, entomologiste médicale à l'Institut Pasteur et spécialiste des insectes vecteurs. Ils sont également très résistants au froid. Même si le pneu s'est entre temps vidé de son eau stagnante, "il suffit qu'il re-pleuve pour que les œufs éclosent au contact de l'eau", souligne-t-elle.

"C'est le grand pouvoir du moustique tigre", s'exclame François Delachavonnery à ce sujet.

Des États-Unis en 1985 à la France en 2004

C'est donc via le commerce des pneus qu'Aedes albopictus est d'abord arrivé aux outre-Atlantique en 1985. "À l'époque, ce marché se faisait d'abord entre la Chine et les États-Unis, il n'y avait pas de lien direct avec l'Europe", précise Anna-Bella Failloux.

Selon la plateforme d'information Tiger, le moustique a été repéré dès 1986 en Amérique centrale et en Amérique du Sud, au Brésil ou en Argentine par exemple. Puis du continent américain, le moustique a voyagé en Europe, toujours à bord de ces pneus usagés. Il a été détecté en Italie en 1990 dans le port de Gênes, soit à 170 kilomètres de la frontière française.

Ce n'était pas sa première visite en Europe. Le moustique tigre avait été repéré en Albanie en 1979: le pays, "communiste à l'époque, avait des liens commerciaux forts avec la Chine mais avait peu de contact avec les pays européens", précise la responsable du groupe Arbovirus et insectes vecteurs à l’Institut Pasteur. C'est pourquoi à ce moment-là, il ne s'était pas étendu.

Un inspecteur néerlandais recherche des signes de la présence du moustique tigre à Veenendaal (Pays-Bas), le 19 août 2016.
Un inspecteur néerlandais recherche des signes de la présence du moustique tigre à Veenendaal (Pays-Bas), le 19 août 2016. © Remko de Waal / ANP / AFP

À partir du moment où il est arrivé en Italie, le zonzonnement du moustique tigre a atteint l'oreille des autorités françaises. L'Entente interdépartementale pour la démoustication du littoral méditerranéen (Eid Med), créée à la fin des années 1950 pour lutter contre les espèces de moustiques endémiques en France dans les zones touristiques, a alerté les pouvoirs publics sur la nécessité de surveiller cette nouvelle espèce.

"On a alors commencé à surveiller les importateurs de pneus", affirme Grégoy Lambert, responsable du pôle lutte préventive moustique tigre et santé publique à l'Eid Med, contacté par BFMTV.com.

Si cet entomologiste médical souligne que l'espèce avait été détectée une première fois en Normandie en 1998, elle avait alors été éradiquée à l’aide de traitements anti-larvaires, anti-insecticides. Ce n'est qu'en 2004 qu'elle est à nouveau retrouvée dans l'Hexagone, à Menton, dans les Alpes-Maritimes. Non loin de la frontière italienne donc.

"À la suite de son installation à Menton, on s'est dit qu'on allait l'éliminer, mais cela n'a pas été concluant", raconte Grégory Lambert. Il était trop tard pour enrayer l'engrenage.

Un passager clandestin à bord de nos véhicules

Petit à petit, le moustique tigre s'est installé en France. Premièrement, de "proche en proche". Le moustique tigre ne parcourt de ses propres ailes que 150 mètres en moyenne dans sa vie - d'une durée moyenne d'un mois en laboratoire. Mais il va se disperser et coloniser des "gîtes artificiels" créés par les humains dans ce périmètre pour y pondre ses œufs.

Un moustique tigre femelle peut pondre jusqu'à 1.000 œufs au cours de son existence, donc une fois l'espèce installée, sa "population explose de manière exponentielle", constate François Delachavonnery, le responsable du service cartographie d’Altopictus.

Les spécialistes sont tous unanimes à ce sujet: la lutte contre le moustique tigre nécessite que la population française fasse preuve de vigilance. Il est régulièrement rappelé que chacun doit veiller à ne pas laisser de "gîtes artificiels", soit de contenants à l'extérieur dans lesquels peuvent s'accumuler des petits volumes d'eau. Il est aussi utile d'effectuer un signalement sur la plateforme dédiée quand on repère un de ces moutisques.

"En moyenne, trois ans après avoir été détecté dans un nouveau territoire, sa dispersion sur les communes alentours s'accélère et la nuisance s'intensifie", précise François Delachavonnery.

Après les Alpes-Maritimes en 2004, c'est donc le Var qui a été affecté en 2007. Puis les Bouches-du-Rhône et les Alpes-de-Haute-Provence en 2010, suivis du Vaucluse, du Gard et de l'Hérault en 2011... Ce moustique avait entre temps pris le bateau pour aller en Corse: il y avait été détecté dès 2006 et 2007.

"Dès 2005, on a essayé de continuer à le contenir mais il a un potentiel invasif tellement fort qu'il était impossible de faire machine-arrière", assure Grégory Lambert, chargé de coordonner la surveillance du moustique tigre pour l'Eid Med. "Il ne cessait de se propager malgré nos efforts."

L'autre manière pour le moustique tigre de coloniser le territoire? La voiture. Le moustique tigre femelle souhaitant piquer notre sang pour ensuite pouvoir développer ses œufs nous accompagne parfois jusque dans notre véhicule. À notre destination, ou lors d'un arrêt, elle va se faire la belle et rechercher dans le périmètre qui lui est accessible un autre gîte - toujours avec ce petit volume d'eau - pour pondre. Et le schéma se répète.

Quatre départements colonisés chaque année

Son utilisation de la voiture comme moyen de transport est assez flagrante quand l'on regarde l'historique de colonisation en France. La suite de sa propagation s'est faite le long de l'autoroute A7 reliant Marseille à Lyon. La Drôme et le Rhône ont ainsi été colonisés dès 2012. Tout comme les autres grandes métropoles reliées par des axes routiers: la Haute-Garonne où se trouve Toulouse en 2012 ou encore la Gironde qui contient Bordeaux en 2013.

Des scientifiques espagnols du Centre de recherche écologique et d'applications forestières ont réalisé "la première étude d'échantillonnage confirmant que les moustiques tigres adultes voyagent avec les humains en voiture". Pour cette étude, publiée en 2017 dans la revue Nature, les chercheurs ont échantillonné 770 voitures dans le nord-est de l'Espagne au cours de l'été 2015. Ils ont ainsi estimé que "sur les 6,5 millions de déplacements quotidiens en voiture dans la zone métropolitaine de Barcelone, entre 13.000 et 71.500" d'entre eux transportaient des moustiques tigres.

Après le sud-est de l'Hexagone et les grandes métropoles du sud, le moustique s'est déplacé vers l'ouest puis vers l'Alsace et la région parisienne. Le Bas-Rhin, le Val-de-Marne et la Vendée ont ainsi été les premiers départements du nord à être colonisés en 2015. Cette progression a continué jusqu'à son installation en 2023 en Seine-Maritime, faisant de la Normandie, la dernière région française à détecter une implantation du moustique tigre.

En 20 ans, Aedes albopictus a colonisé 80% des départements français hexagonaux, soit 4 en moyenne chaque année. Nuance toutefois importante: pour qu'un département soit considéré comme colonisé par les autorités, il suffit que la présence du moustique tigre ait été constatée dans une seule commune ou ville de ce département.

"On a l'impression que toutes les villes du département sont colonisées, alors que pas du tout", insiste François Delachavonnery d'Altopictus qui nous transmet ainsi la carte ci-dessous, plus représentative de la présence du moustique tigre sur le territoire à ses yeux. On constate ainsi que si sa présence - établie - est très dense dans le sud, elle reste pour le moment minime dans le nord.

Historique de colonisation des communes de France métropolitaine par le moustique tigre jusqu'en décembre 2023.
Historique de colonisation des communes de France métropolitaine par le moustique tigre jusqu'en décembre 2023. © Altopictus

Toute la France touchée d'ici 5 ans?

En 2023, seuls 10 départements métropolitains sur 96 étaient encore totalement épargnés par le moustique tigre: le Finistère, les Côtes-d'Armor, l'Orne, le Calvados, la Somme, les Ardennes, la Meuse, l'Aube, la Haute-Marne, et la Haute-Saône. Dans sept autres, cet insecte a été détecté sans qu’il n’y ait une confirmation de son installation. Mais les années avant que tous les départements du territoire soient colonisés se comptent sur les doigts d'une main.

"On peut imaginer que dans 4-5 ans, tous les départements seront touchés", prévient l'ancien technicien de lutte antivectorielle.

Avec le réchauffement climatique, de plus en plus de territoires au nord vont en effet être propices au développement du moustique tigre qui possède par ailleurs une importante capacité d'adaptation. "Il va étendre sa distribution vers les latitudes septentrionales", souligne Anna-Bella Failloux, l'entomologiste médicale à l'Institut Pasteur. " Il y a déjà 28 pays européens qui sont infestés par ce moustique. On peut s'attendre à ce qu'il arrive en Norvège d'ici quelques décennies."

En raison du changement climatique, sa période d'activité à l'âge adulte s'élargit aussi. Si le moustique-tigre est toujours surveillé de juin à novembre, comme le prévoit un arrêté ministériel, il arrive qu'il soit repéré "encore au stade adulte en décembre dans les régions les plus chaudes ou à l'intérieur des maisons", précise François Delachavonnery.

Derrière le moustique tigre, la dengue

Derrière l'expansion du moustique tigre, c'est bien le risque sanitaire qui inquiète les autorités en raison des possibles transmissions de la dengue, du Zika, et du chikungunya. Des maladies aux symptômes proches de la grippe qui peuvent devenir mortelles en cas de complications.

Les autorités françaises se sont emparées de ce risque sanitaire en 2006 avec la création du premier plan anti-dissémination après la crise de chikungunya sur l’île de la Réunion. À noter que dans les Outre-mer, le moustique tigre est endémique. Les épidémies de dengue y sont courantes, et font parfois des morts.

Un employé de l'Agence régionale de démoustication pose un piège pour collecter des œufs et étudier la population de moustique tigre près du Stade de France à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), le 28 mai 2024.
Un employé de l'Agence régionale de démoustication pose un piège pour collecter des œufs et étudier la population de moustique tigre près du Stade de France à Saint-Denis (Seine-Saint-Denis), le 28 mai 2024. © Thomas SAMSON / AFP

Ce plan conduit, entre autres, à la mise en place de pièges sur le territoire pour tenter de détecter au plus vite la présence de cette espèce. Ainsi qu'à la surveillance des voyageurs qui reviendraient de zones où ces maladies circulent activement pour éviter une propagation. Les départements étaient chargés de porter cette lutte jusqu'en 2019, ils ont ensuite passé la main aux Agences régionales de santé.

C'est en 2010 que les premiers cas autochtones de dengue et de chikungunya ont été détectés en métropole. "Un cas autochtone, c'est quelqu'un qui n'a pas quitté le territoire mais qui est tombé malade après la piqure d’un moustique tigre qui s’est contaminé en piquant une personne infectée", explique Anna-Bella Failloux.

"En 2010, ça a été un choc, on ne s'attendait pas à ce qu'il y en ait", a-t-elle ajouté.

Le nombre a augmenté chaque année, jusqu'à exploser en 2022. "La situation a été exceptionnelle", note Santé publique France dans un bulletin épidémiologique paru en juillet 2023. 66 cas autochtones de dengue ont été identifiés cette année-là, un nombre supérieur au "total de cas identifiés sur l’ensemble de la période 2010-2021", écrivait alors l'agence sanitaire.

La situation est tout aussi inquiétante en 2024. Un premier cas autochtone de dengue a été détecté le 8 juillet dernier dans l'Hérault. Si l'état de santé de la personne concernée "n’inspire pas d’inquiétude" selon les autorités sanitaires, il convient d'éviter la propagation de cette maladie.

Dès mi-avril, ces autorités ont alerté sur une situation "inédite" en métropole, liée à une flambée de dengue dans les Amériques et les Caraïbes. Un nombre record de cas importés de dengue, plus de 2.000, ont été recensés en France métropolitaine du 1er janvier au 30 avril et 719 du 1er mai au 2 juillet. "Une situation inédite" face à laquelle la vigilance doit redoubler, notamment en vue des Jeux olympiques, favorables au brassage de populations.

Juliette Brossault