"Quelqu'un va perdre une somme colossale": y a-t-il une bulle de l'IA comme l'assurent Jeff Bezos et Sam Altman?

Après avoir grandement contribué à l'alimenter, Sam Altman et Jeff Bezos estiment que l'euphorie autour de l'intelligence artificielle a créé une bulle. "C’est une sorte de bulle industrielle. Les investisseurs ont du mal, dans cet engouement, à faire la distinction entre les bonnes et les mauvaises idées", a expliqué le patron d'Amazon, ce vendredi 3 octobre, lors d'une conférence en Italie, tout en insistant sur le fait que la technologie est "réelle et va changer tous les secteurs".
Sam Altman, le créateur de ChatGPT, l'avait précédé, mi-août, en glissant que "lorsqu'une bulle se forme, les gens intelligents s'emballent pour un fond de vérité". "Quelqu'un va perdre une somme colossale. On ne sait pas qui, et beaucoup vont gagner des sommes colossales", ajoutait le patron d'OpenAI, espérant être dans la seconde catégorie, alors que sa société a atteint cette semaine une valorisation de 500 milliards de dollars.
À entendre ces magnats de la Silicon Valley, les prix de certains actifs dans l'IA dépasseraient donc leur valeur intrinsèque. Puisqu'ils prennent chacun le soin de préciser qu'ils ne sont pas concernés, on ne peut pas exclure que ces sorties soient surtout une manière de décrédibiliser leurs rivaux, dans un contexte de concurrence intense.
Mais les craintes qu'une bulle colossale se soit formée ont été renforcées ces dernières semaines. Il est devenu évident que la croissance américaine est désormais tirée par les investissements colossaux des géants de l’IA - plus de 250 milliards de dollars cette année - dans leurs infrastructures ("Stargate" pour OpenAI, "Prometheus" de Meta...). Certains observateurs avisés s'inquiètent. En l’espèce, la grande question est de savoir si les mastodontes de l’IA parviendront à générer des revenus correspondant à leurs valorisations et à leurs investissements.
Le spectre de la bulle internet
Torsten Sløk, le chef économiste d'Apollo Global, géant du capital-risque américain, estime que l'histoire est en train de bégayer, 25 ans après l'éclatement de la bulle internet. Sløk a récemment écrit que les dix plus grosses entreprises de la bourse américaine étaient encore plus surévaluées que lors des années 1990, notant que "le ratio cours/bénéfice de Tesla est proche de 200, et celui de Nvidia est d'environ 60". D'autres spécialistes sont plus optimistes, comme l'entrepreneur Azheem Azhar, qui rétorque que “l'essor actuel de l'IA semble plus solide" que la bulle internet.
"Microsoft, Amazon, Alphabet, Meta et Nvidia génèrent des flux de trésorerie exceptionnels, largement suffisants pour financer leur propre développement”, explique Azheem Azhar, l'une des voix les plus écoutées du milieu, dans une note.
Jusqu’ici, les investisseurs ont été rassurés par l’augmentation des bénéfices des “Sept Magnifiques”, qui seront bientôt rejoints par d'autres entreprises comme Oracle ou Palantir. De la même manière, l’engouement autour d’OpenAI, pas encore coté en bourse, continue à être alimenté par la diffusion de sa technologie. ChatGPT espère passer le milliard d’utilisateurs hebdomadaires d’ici la fin d’année et a annoncé un chiffre d'affaires en nette hausse à 12 milliards de dollars cette année.
"Un déficit de 1.500 milliards"
Pour l'instant, les magnats de la Tech ont renforcé leurs dépenses pour bâtir l’infrastructure colossale qu'ils estiment nécessaire au développement de leurs modèles. À ce stade, ils ne craignent pas de trop investir, mais plutôt de ne pas le faire assez. Plus de 350 milliards de dollars doivent être injectés dans des usines d'IA cette année, dont 70% aux États-Unis.
D'ici 2029, les dépenses cumulées dans les centres de données devraient s'élever à 2.800 milliards de dollars, selon les dernières analyses de la banque d'investissement Citi. Dans les mêmes ordres de grandeur, la banque Morgan Stanley estime que les dépenses en centre de données atteindront 3.000 milliards en 2029.
À cet horizon, les revenus risquent encore de ne pas suivre. Fin août, les analystes de Citi prévoyaient qu'ils atteindraient 780 milliards de dollars en 2030. Cela représenterait un bond spectaculaire par rapport aux 43 milliards de dollars générés aujourd’hui, mais ce serait toujours moins que les dépenses anticipées. Si les besoins en financement grossissent, certains analystes estiment que les hyperscalers - Microsoft, Nvidia, Meta ou Alphabet - ne pourront vraisemblablement pas continuer à financer l'essentiel des investissements.
“C'est ici que les risques se profilent. Morgan Stanley pointe un déficit de 1.500 milliards de dollars qui devra être comblé par les marchés de la dette et les titres adossés à des actifs ”, relève Azheem Azhar dans sa note.
"Actuellement, la stabilité repose sur les solides flux de trésorerie des hyperscalers. S'ils cessent de couvrir la majeure partie des dépenses d'investissement, l'endettement et la titrisation s'accumuleront. Ce n'est pas une bonne nouvelle", expose Azheem Azhar.
L'inconnue des gains de productivité
Le facteur décisif sera donc la croissance des revenus. À moyen terme, leur augmentation suppose que l’IA apporte des gains de productivité significatifs, qui justifieraient que les entreprises payent cher pour y avoir accès. Problème, certains travaux récents ont largement relativisé, à ce stade, les promesses de gains de productivité mirifiques, formulées notamment par Sam Altman. Une étude, menée par l'institut spécialisé METR, a même montré que des développeurs utilisant des outils d’IA perdaient en productivité.
Rien de plus logique à lire Erik Brynjolfsson, économiste à l’université de Stanford, interrogé par le Washington Post. Ses recherches ont montré que les nouvelles technologies connaissent une “courbe en J de la productivité”. Dans une première phase, les entreprises peinent à la déployer, entrainant une baisse temporaire de la productivité, avant que celle-ci ne finisse par augmenter de manière significative. Cette envolée implique également que les modèles d'IA continuent à progresser.
"Le vrai goulot d'étranglement"
Des obstacles plus terre-à-terre pourraient également se dresser sur la route des géants de l'IA, compliquant sérieusement la quête de rentabilité. “Le vrai goulot d’étranglement peut être la consommation d’électricité, le gigantisme m'interpelle”, observe Jean-Edwin Rhea, fund manager chez Sunny Asset Managment, interrogé par BFM Business.
Selon les analystes de Citi, “la demande mondiale de calcul pour l'IA nécessitera une capacité énergétique supplémentaire de plus de 55 gigawatts d'ici 2030", soit un peu moins que les capacités du parc nucléaire français (63 GW), ce qui, rien qu'aux États-Unis, pourrait engendrer des dépenses supplémentaires de 1.400 milliards de dollars en calcul IA.
À moins de créer de fortes tensions sur le réseau et de faire grimper les prix, l’approvisionnement des usines d’IA suppose donc la construction rapide de nouvelles capacités électriques. En raison de la longueur des délais de construction du nucléaire, la solution se trouve probablement dans les centrales à gaz. Mais là aussi, il faut compter au moins trois ans pour une turbine à gaz, selon Bloomberg. La construction des data centers aux États-Unis pourrait aussi être ralentie par le manque de main d’œuvre, alors que le secteur manufacturier américain risque de manquer d’1,9 million de travailleurs d’ici 2033.
L'Amérique risque de perdre son moteur
Les risques de perdre sa chemise dans la course à l'IA sont donc nombreux. C'est au fond le lot de toutes les révolutions technologiques, synonymes de surinvestissement et de bulles boursières, selon les travaux de Carlota Perez, référence en la matière. Cette dernière explique toutefois que ces bulles sont généralement utiles. Au milieu du XIXème siècle, l'optimisme excessif de certains investisseurs pour le chemin de fer a certes causé leur perte, mais les voies ferrées sont restées et ont servi ensuite.
Mais il n'est pas évident que cela serait aussi le cas des gigantesques centres de données, essentiellement composées de puces GPU, utilisées pour entraîner les modèles. Celles-ci vieillissent "en années canines, leur durée de vie utile pour les applications de pointe comme l'entraînement de modèles est d'environ trois ans", note Azheem Azhar. Si les revenus ne suivent pas et qu'une bulle explose, ce dernier estime qu'il ne pourrait rester que "des entrepôts remplis de puces GPU obsolètes".
De plus, le coût potentiel d’une implosion du marché boursier a “augmenté d’une manière alarmante”, alerte The Economist. Sans les investissements dans les usines d'IA, “les États-Unis seraient proches de la récession, voire en récession, cette année”, selon une récente note de la Deutsche Bank. La construction d’usines pour générer des modèles d’IA constitue “un programme massif de relance du secteur privé”, selon l’économiste Paul Kedrosky. Si une bulle explose, le moteur de la première économie mondiale pourrait donc se gripper.