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La Russie va vendre du gaz à prix discount à la Chine: pourquoi c’est un danger pour l’Europe (et un camouflet pour les États-Unis)

Le président russe Vladimir Poutine serrant la main de son homologue chinois Xi Jinpin dans le Palais de l'Assemblée du peuple à Pékin (Chineà le mardi 2 septembre 2025, dans une photographie diffusée par l'agence d'État russe Sputnik.

Le président russe Vladimir Poutine serrant la main de son homologue chinois Xi Jinpin dans le Palais de l'Assemblée du peuple à Pékin (Chineà le mardi 2 septembre 2025, dans une photographie diffusée par l'agence d'État russe Sputnik. - SERGEY BOBYLEV / POOL / AFP

Le géant russe Gazprom a annoncé la construction d'un gigantesque gazoduc reliant la Sibérie à la Chine. Il devrait approvisionner l'industrie chinoise avec du gaz à prix cassé et renforcer la pression sur les entreprises européennes.

La Chine a fait l'étalage de sa puissance en organisant un défilé militaire colossal célébrant les 80 ans de la fin de la Seconde guerre mondiale, ce mercredi 3 septembre à Pékin. Accompagné par une vingtaine de dirigeants étrangers, dont Vladimir Poutine, Xi Jinping a tenté de durcir le rapport de force avec "l'Occident" et les États-Unis de Donald Trump.

Et en coulisses, Moscou et Pékin ont convenu de construire un nouveau gigantesque gazoduc. Loin d'être un détail, ce projet "est un tournant géopolitique aux répercussions mondiales", estime Tatiana Mitrova, chercheuse spécialiste de l'énergie, dans le Financial Times.

En effet, Gazprom, le géant russe de l'énergie, a annoncé le 2 septembre qu'un "accord contraignant" avait été trouvé pour concrétiser le projet "Power of Siberia 2", devant permettre d'acheminer 50 milliards de mètres cube de gaz par an vers la Chine, à partir des gisements sibériens qui alimentaient autrefois l'Europe.

Ce gazoduc aurait sensiblement la même capacité que "Nord Stream 1", construit entre la Russie et l'Allemagne, à l'arrêt depuis 2022 et l'invasion de l'Ukraine par Moscou.

À première vue, ce nouveau gazoduc fait les affaires de Vladimir Poutine, alors que l'économie de son pays se trouve actuellement en grande souffrance. Ce nouveau gazoduc pourrait compenser en partie le manque à gagner né des sanctions européennes et redonner un peu d'air à la Russie.

La Chine grande gagnante

Mais à bien y regarder, il s'agit d'une "victoire à la Pyrrhus pour la Russie", estiment Joseph Dellatte et Rosalie Klein, dans une note publiée par l'institut Montaigne. Selon ces chercheurs, la Chine, première importatrice mondiale de gaz, est la grande gagnante de l'opération.

D'abord, parce que Moscou devrait vendre son gaz à prix cassé. Le patron de Gazprom, Alexeï Miller, a annoncé à la presse russe un prix inférieur à celui pratiqué avec les pays européens.

"La Russie cherche désespérément des acheteurs pour son gaz, tandis que la Chine bénéficie de multiples options d'approvisionnement alternatives par gazoducs, notamment en provenance d'Asie centrale, et a donc pu négocier des prix à la baisse", analysent Joseph Dellatte et Rosalie Klein.

Surtout, ce gazoduc devrait renforcer la dépendance de la Russie envers la Chine, "à peine déguisée sous la rhétorique de 'l’amitié' sino-russe" selon les termes des chercheurs de l'Institut Montaigne. "Une fois Power of Siberia 2 opérationnel, la Chine absorberait les deux tiers des exportations actuelles de gaz de la Russie", notent Joseph Dellatte et Rosalie Klein.

Les termes de l'accord donnent d'ailleurs "à la Chine le droit –mais non l'obligation– de s'approvisionner en gaz russe à prix réduit à l'avenir", observe Tatiana Mitrova, spécialiste des questions énergétiques, dans le Financial Times.

La Chine répond également aux États-Unis de Donald Trump, premier producteur mondial de pétrole et de gaz naturel. Donald Trump compte notamment sur ses exportations de gaz naturel liquéfié (GNL) pour booster son économie.

"Le message adressé aux exportateurs de GNL, notamment aux États-Unis qui voient la Chine comme un marché porteur dans les années 2030, est clair : la Chine aura besoin de moins de gaz, et à de meilleures conditions", estime la chercheuse Tatiana Mitrova dans le Financial Times.

Les prix du GNL pourrait donc baisser et contrarier certains projets d'investissements américains.

L'Europe grande perdante

Au final, cela risque de renforcer les difficultés de l'Union européenne, qualifiée de "grande perdante de ce nouvel ordre énergétique mondial" dans la note de l'institut Montaigne.

D'un côté, Donald Trump risque d'accroître ses pressions pour que le bloc soutienne les exportateurs américains d'hydrocarbures. De l'autre, les entreprises européennes vont subir la concurrence d'une industrie chinoise dopée au gaz russe bradé.

En échange de droits de douane à "seulement" 15%, Donald Trump a déjà exigé que l'UE augmente ses achats d'énergie, et notamment de gaz, à hauteur de 700 milliards d'euros. Une condition à laquelle la Commission a consenti, sans toutefois avoir le pouvoir d'acheter du gaz à la place des entreprises européennes.

Outre les conséquences climatiques, cette dynamique risque de perpétuer la dépendance européenne aux énergies fossiles, alors que l'Europe n'en extrait presque pas, ce qui l'expose sur le plan stratégique et économique, comme l'a montré l'invasion de l'Ukraine par la Russie.

Des ouvriers dans une usine sidérurgique à Duisbourg, en Allemagne, le 4 juillet 2025.
Des ouvriers dans une usine sidérurgique à Duisbourg, en Allemagne, le 4 juillet 2025. © INA FASSBENDER / AFP

Les prix de l'énergie ont bondi depuis 2022. Cela pèse durablement sur la compétitivité de l'industrie continentale. Les prix du gaz sont trois ou cinq fois plus élevés qu'aux États-Unis, contre deux à trois seulement avant la guerre en Ukraine selon le rapport rendu par Mario Draghi en 2024.

Dans le même temps, l'électricité est également trois plus chère qu'en Chine, alors que les prix se situaient historiquement au même niveau, toujours selon le rapport rendu par l'ancien président de la Banque centrale européenne.

En conséquence, la production industrielle de la zone euro a baissé à partir de l'été 2023. Elle n'a retrouvé son niveau de 2021 qu'au début de l'année 2025, selon Eurostat. Entre temps, des centaines de milliers d'emplois ont déjà été détruits, 250.000 rien qu'en Allemagne.

"Sans un soutien immédiat et ciblé à la production locale, l'Europe court le risque de perdre son autonomie stratégique sur une technologie clé du XXIe siècle", ont alerté trois producteurs de batteries électriques le 4 septembre.

Des filières industrielles risquent désormais de disparaître, contribuant à ralentir la croissance et l'augmentation des salaires, tout en alourdissant le poids des dettes publiques. Un cercle vicieux est en marche.

Pierre Lann