"Ces préoccupations ne m'importent pas": sur Tiktok, le carton des déballages Shein fait oublier les revendications écologiques

"Shein Blackfriday haul", lance Roos, une créatrice de contenus sur Tiktok. Après avoir poussé un léger cri d'excitation, elle brandit fièrement ses quatre paquets, remplis à craquer de vêtements de la marque d'ultra-fast fashion.
"J'ai commandé tellement de belles choses alors allons-y", poursuit-elle dans un sourire. "Shein participe aussi au Blackfriday. C'est le magasin où vous devez acheter et où vous devez aller. Oui, j'adore Shein, vous le savez!"
Des milliards de vues
L'influenceuse présente un à un la vingtaine d'articles qu'elle vient de s'offrir, tous emballés individuellement dans un sac plastique. Au programme: de nombreuses vestes à 10 euros, des pulls à 5 euros et quelques jeans à 8 euros. Un manteau en fausse fourrure dans les mains, Roos indique plusieurs fois qu'elle "adore" le vêtement.
"Quand les paquets de Shein arrivent, tu as une poussée d'adrénaline. C'est tellement spécial", s'exclame-t-elle, avant de jeter au loin la pièce. La scène se répète inlassablement, avec chacun des articles.
Au total, 200 euros de vêtements extirpés de leurs emballages en à peine 6 minutes. Les piles de tissus seront vite oubliées et remplacées par un nouveau déballage frénétique de colis, appelé "haul" ("butin" en français).
Le principe de ces vidéos est simple: se filmer en train d'ouvrir un colis de vêtements, de bijoux ou même de nourriture, donner son avis sur le produit et éventuellement, le tester. Le format d’abord apparu sur Youtube, est l’un des contenus les plus viraux sur Tiktok. Pour preuve, le hashtag #haul caracole à plus de 60 milliards de vues sur la plateforme.
Et, dans la myriade de marques présentées par les influenceurs, Shein tire largement son épingle du jeu. Le géant chinois de la mode, qui mise sur des produits à très bas prix, représente à lui seul près de la moitié des produits mis en avant dans les hauls, selon une étude Illumin. Et cela, malgré les préoccupations environnementales liées à la fast-fashion, sujet pourtant régulièrement soulevé à propos du secteur de l'influence.
Ne serait-ce que sur Tiktok, les mots-dièses #haulshein et #sheinhaul, accumulent respectivement 3,6 milliards et 14,1 milliards de vues. Une visibilité que la marque doit aux nombreux créateurs de contenus qui font inlassablement la promotion de Shein auprès d'un marché très jeune.
Les influenceurs, fidèles alliés de Shein
Mathilde, étudiante en école de commerce, partage de nombreuses publications sous ce hashtag. La jeune femme, également vidéaste, s'est spécialisée dans les contenus mode et beauté. Parfois jusqu'à trois fois par semaine, elle partage ses achats en vidéo, devant ses 50.000 abonnés.
"Les hauls qui font le plus d'audience, ce sont ceux de Shein ou Aliexpress", estime la vidéaste auprès de Tech&Co. "Sur ces sites, on peut trouver des dupes (des copies, ndlr) de vêtements Zara, mais beaucoup moins cher. C'est ce qui plaît beaucoup à celles qui ont un budget restreint."
Certaines de ces vidéos hauls cumulent en effet plus de 200.000 vues, voire un million de vues. Ses contenus habituels tournent, eux, autour des 20.000 vues. A tel point que l'étudiante en marketing et innovation s'est fait repérer par Shein, Aliexpress ou encore Temu, avec qui elle a noué des partenariats.
"Ils m'envoient les produits gratuitement. En échange, je dois faire une ou deux vidéos", détaille Mathilde. "Temu me rémunère également 25 euros par publication. C'est du gagnant-gagnant".
En effet, l'influenceuse obtient également des codes de réduction pour sa communauté et récupère une commission sur toutes les ventes. De leur côté, les marques obtiennent une publicité hautement virale et bon marché, avec une pluie de retombées commerciales.
Avec moins d'un million d'abonnés au compteur, Mathilde est considérée comme une micro-influenceuse, une catégorie de vidéastes particulièrement recherchées par les annonceurs. Leurs communautés de niche, construites autour d'un centre d'intérêt spécifique, sont généralement plus engagées que celles des gros créateurs et, donc, à l'écoute des recommandations.
Des réactions paradoxales
Dans les commentaires de ces hauls, les internautes semblent enthousiastes. Tous demandent les références des articles présentés, afin de se procurer le même. "Est-ce que tu aurais la référence de la doudoune s'il te plaît?", écrit une abonnée. "J'adore la veste ma chérie", ajoute une autre.
La surconsommation vestimentaire est pourtant au coeur des inquiétudes de la nouvelle génération. Et Shein accumule les charges sur les plans humain et environnemental. L'enseigne est soupçonnée de participer à l'exploitation de la population Ouïghoure, une minorité musulmane enfermée dans des camps en Chine. La marque est également accusée de pousser à une surconsommation abusive au détriment de l'environnement, en ajoutant chaque jour environ 7.000 nouveaux vêtements sur son site, vendus à des prix minimes... et quasiment impossible à recycler.
"Bon nombre de ces vêtements bon marché finissent (...) dans d'immenses décharges, brûlés sur des feux ouverts, le long des lits de rivière et rejetés dans la mer", dans des pays comme le Kenya et la Tanzanie, dénonçait l'ONG Greenpeace dès 2022.
Certains utilisateurs tendent donc d'alerter les consommateurs. "S'il vous plaît, il ne faut pas faire confiance. Les produits Shein sont des produits qui sont faits pour durer 2 mois au maximum", alerte une utilisatrice sous une vidéo haul. "Boycott", ajoute une autre. "Complice! Shein est un calvaire écologique et éthique", plussoie une dernière.
"Ces préoccupations ne m'importent pas"
Si face à ces critiques, quelques influenceurs tentent de se mettre au vert, le mouvement peine à être majoritaire. Les aficionados des hauls semblent bien loin de ces considérations écologiques. "L'esclavage des Ouïghoure et la surconsommation, c'est vrai que ce n'est pas bien. Mais c'est difficile à stopper", admet Mathilde.
"Les vêtements, c'est ma passion. Si je veux trois pulls, je ne vais pas dépenser 50 euros pour chaque pièce. Alors oui, je suis contre la surconsommation, mais je ne vais pas arrêter de m'acheter des vêtements Shein", se justifie-t-elle.
De nombreux vidéastes estiment en effet que leur participation au système n'est pas le vrai problème, et pointent la responsabilité des sites d'e-commerces eux-mêmes. "Et puis, toutes les personnes qui pourraient comme moi avoir des vêtements gratuits le feraient. Donc c'est facile de critiquer", réplique-t-elle.
"Ces préoccupations ne m'importent pas", ajoute une autre influenceuse interrogée par Tech&Co qui a souhaité garder l'anonymat. La jeune femme, créatrice de contenus sur Tiktok, commande au moins deux fois par semaines sur des sites d'ultra-fast fashion.
"Tout le monde le fait donc je ne vois pas pourquoi j'arrêterai", observe-t-elle, en rappelant que ces marques permettent aux plus petits budgets de s'habiller "avec style".
D'autres vont encore plus loin. C'est le cas de Dani Dmc, suivie par 330.000 abonnés sur Tiktok. En 2023, la vidéaste, accompagnée d'une dizaine d'autres créatrices de contenus, avait visité les usines du mastodonte de la fast-fashion.
"En tant que consommatrice de Shein moi-même, je vais pouvoir rassurer ma communauté, mes amis et ma famille", s'enthousiasme-t-elle. "Je suis une personne qui aime percevoir les énergies et je sens qu'ici les employées se sentent bien", avance-t-elle après avoir discuté avec certains employés.
Dans une ultime tentative de montrer patte blanche, les influenceurs Shein assurent également organiser des concours pour offrir les produits non utilisés à leurs abonnés. "J'essaye de revendre les vêtements que j'ai en trop sur Vinted, d'organiser des concours abonnés ou de les donner", précise Mathilde.