"On est face à une catastrophe écologique": pourquoi les bennes de collecte de vêtements sont en train de disparaître

"La benne a disparu!". Cette habitante de Vitry-sur-Seine (Val de Marne) n'en revient pas en arrivant à l'endroit où elle dépose régulièrement les vêtements qu'elle ne met plus. Elle n'a plus qu'à rentrer chez elle et stocker les sacs où elle le peut. Ce n'est pas un cas isolé, ces disparitions se manifestent dans toute la France.
Saturés de vêtements, de plus en plus d'associations et d'organismes jettent l'éponge. Ils ne peuvent plus récupérer les fonds de placards. Cette situation est directement causée par la surconsommation de produits à bas coût provenant de la fast fashion via d'enseignes comme Shein, Primark, Temu ou Boohoo. Il y en a trop, ils sont faits de matières trop fragiles et surtout, ils ne sont pas recyclables à cause des fibres synthétiques qu'ils contiennent. On ne peut même plus les incinérer.
La fast fashion a déferlé comme un tsunami
Pendant des années, cette économie circulaire a bien fonctionné. Les vêtements étaient déposés dans l'un des 47.000 points de collecte de vêtements. Après un tri minutieux, ils étaient donnés aux démunis ou vendus dans des friperies dans toute l'Europe. Les textiles hors d'usage étaient recyclés pour le BTP ou incinérés. Aujourd'hui, le système de collecte est en péril et souffre de la fast fashion.
Ce dispositif a été encadré dès 2009 par Eco-TCL (Textiles d’habillement, Linge de maison et Chaussures) une société privée, à but non lucratif créée pour imposer aux industriels de prévoir la fin de vie de leurs produits. En 2017, cet éco-organisme financé par la collecte des écotaxes versées par ses adhérents, est devenu ReFashion avec pour ambition, non plus seulement d'inciter au recyclage, mais d'inciter le public, à réparer et réutiliser les textiles.
À sa tête depuis 2022, Maud Hardy, "une experte du marketing, du développement commercial et de l’économie circulaire, avec plus de 25 ans d’expérience dans des entreprises internationales de la mode et des loisirs". Nous avons tenté de contacter Refashion, sans succès.
Emmaüs et la Croix Rouge croulent sous les vêtements
En attendant, les organismes qui gèrent les collectes (Emmaüs France, Croix Rouge...) sont saturés de vêtements hors d'usage impossible à redistribuer ou à recycler. Elles doivent s'organiser pour les stocker sans espoir d'en faire quelque chose. La Croix Rouge reconnaît être "inondée de textiles neufs chinois moins chers que le recyclé" et demande de ne plus déposer de vêtements.
"La fast mode (par exemple Shein) est faite de produits non recyclables et non réutilisables qui polluent la filière et notre environnement", explique l'organisme dans un communiqué.
Dans le Puy-de-Dôme et l'Allier, Emmaüs a pris la même décision. L'association croule sous des tonnes de vêtements collectés et dont plus personne ne veut, ni en France, ni à l'étranger. Des milliers de sacs pleins de textiles s'entassent dans un hangar. Autre conséquence, les finances de la communauté, qui vit sans subvention, s'écroulent aussi. Le textile représentait jusque-là un tiers de ses revenus, a indiqué à France Bleu le directeur d'Emmaüs, René Araya.
Le neuf moins cher que l'occasion
Cette situation touche la France entière. Depuis des mois, la presse régionale rapporte que dans plusieurs départements, les containers sont retirés ou condamnés provoquant des dépôts sauvages. Ce scénario se constate partout en France: en Corrèze, dans la Sarthe, le Finistère, l'Hérault, la Manche, en Seine-Maritime et en Île-de-France. Les associations de collecte ne peuvent que conseiller de garder chez soi les vêtements dont on ne veut plus. Même sur les sites de ventes de vêtements d'occasion personne n'en veut. Et pour cause, le neuf devient moins cher que l'occasion.
À Dieppe (Seine-Maritime), Actif insertion a été contrainte de fermer ses 36 bornes textiles. Cette année, elle a déjà récupéré 200 tonnes de vêtements, "un chiffre en nette hausse", explique Sarah Lavollée, responsable de l'association.
"C’est plus rentable d’acheter du neuf à bas prix, que de se rendre dans une friperie où les prix ont augmenté", déplore Sarah Lavollée auprès du site Actu.fr.
Dans la Sarthe, 43 points de collecte vont être retirés, rapporte Ouest France. Jusque-là, une petite partie des vêtements réhabilités était revendue par la Croix Rouge. La majorité était vendue au poids à Gebetex Tri Normandie. Cette entreprise triait 20 tonnes de vêtements par jour pour les revendre partout en France, en Europe et dans le monde. Saturé, Gebetex ne peut plus rien prendre faute de place et de débouchés.
Pareil en Bretagne où l'association Abi29, spécialisée dans la collecte de textile et l’insertion professionnelle, n'est plus capable d'absorber cette montagne de déchets textiles qui coûte plus qu'elle ne rapporte. Depuis le printemps dernier, les collectes ont augmenté de 15 à 20%. Elle en traite désormais 60 tonnes chaque semaine.
"On ne peut empêcher les gens d'acheter pas cher, il y a un problème de pouvoir d'achat. Mais on est face à une catastrophe écologique et personne n'a anticipé l'ampleur de ce phénomène", explique à BFM Business Jean-François Le Guennec, directeur général d'ABI 29.
Selon le dirigeant d'ABI 29, la fast fashion est un phénomène mondial.
"L'Allemagne est déjà face à une catastrophe. Désormais, la fast fashion se répand même en Afrique", se désole Jean-François Le Guennec.
Une loi anti "fast fashion"
En mars dernier, une proposition de loi "anti fast-fashion" a été votée à l'Assemblée nationale pour, entre autre, interdire la publicité pour la vente de vêtements à prix cassés. Mais surtout, il était question d'un "malus" environnemental renforcé. D’un montant de 5 euros en 2025, il devait passer 6 euros en 2026, 7 euros en 2027, jusqu’à atteindre 10 euros par produits en 2030.
Appréhendée par les professionnels du textile, ce texte porté par la députée de Haute-Savoie Anne-Cécile Violland devait être examiné cet automne par le Sénat pour entrer en application le 1er janvier 2025. Ce texte devait faire de la France "le premier pays au monde à légiférer pour limiter les dérives de l'ultra fast-fashion".
Au lendemain du vote à l'Assemblée nationale, Yohann Petiot, directeur général de l’Alliance du Commerce, dénonçait sur BFM Business. Selon lui, le texte ne faisait pas le distinguo entre la fast fashion et l'"ultra fast fashion", une dénomination qui englobe des acteurs chinois. Selon lui, les règles ne devraient concerner que les sites qui proposent 1000 nouvelles références par jour, ce qui exclurait des enseignes comme Zara ou H&M qui sont loin d'avoir une telle production.
"Ceux qui perturbent le marché sont les acteurs de l'internet qui ne respectent pas les règles sur les prix de références barrés, sur la composition des produits...", déclarait Yohann Petiot.
Associations et entreprises d’insertion en danger
Mercredi, dans La Voix du Nord, Philippe Brouteele, président du SMICTOM (Syndicat Mixte Intercommunal de Collecte et de Traitement des Ordures Ménagères) des Flandres, a poussé un coup de gueule pour dénoncer cette situation qui s'aggrave de jour en jour.
Ces vêtements "qu’on porte une seule fois et qu’on doit jeter, vendus sur des sites Internet chinois" mettent en danger "tout un pan de l’économie circulaire".
"Toutes les associations et les entreprises d’insertion qui travaillent autour des friperies, toutes celles qui récupèrent et recyclent les textiles sont en danger. Elles sont dans l’obligation de cesser leurs collectes. Il n’y a plus de recyclage possible avec ces produits-là", alerte Philippe Brouteele.
Cet appel sera-t-il entendu, à l'approche du Black Friday qui fait exploser les ventes de produits fast fashion?
Il y a exactement un an, à l'occasion du Black Friday, une dizaine d'associations ont interpellé Bruno Le Maire, à l'époque ministre de l'Économie, pour "en finir avec la fast fashion" et dénoncer son principal levier, le travail forcé et le travail des enfants.
"Avec 150 milliards de vêtements produits par an dans le monde, la surproduction de l’industrie textile est devenue une bombe climatique et humaine qu’il est urgent de désamorcer", dénonçait l'association "les Amis de la Terre France" à cette occasion.
En 2023, la France était l’un des plus grands importateurs de vêtements en Europe, avec des importations annuelles estimées à environ 30 milliards d’euros pour les produits textiles, vêtements et chaussures. Une partie importante de ces importations provient de pays asiatiques tels que la Chine, le Bangladesh et le Vietnam, où les coûts de production restent bas grâce à des conditions de travail très discutables.
Chaque année, environ 4 millions de tonnes de textiles sont jetées en Europe, mais seulement un tiers est collecté pour le recyclage. La France, en 2023, collecte environ 38% de ses textiles usagés, un chiffre qui reste insuffisant face à l'ampleur des déchets.
