Peut-on faire confiance aux influenceurs food? Dans les coulisses de la recommandation de restaurants

Une personne prenant son repas en photo (illustration) - Pexels/Cottonbro studio
Difficile de passer à côté lorsque l'on ouvre Instagram ou Tiktok. Depuis plusieurs années, les influenceurs food se multiplient sur les réseaux sociaux. Certains montrent les repas qu’ils testent dans des restaurants, d’autres en font des dégustations face caméra… Et beaucoup détiennent un réel pouvoir de prescription dans ce domaine.
Enzo, l’un des fondateurs de Focaccia Mia, dans le 9e arrondissement de Paris, a par exemple vu son chiffre d’affaires augmenter de 20 à 25% dans les deux semaines qui ont suivi le passage du Guide ultime, un compte suivi par plus d'un million de personnes sur Instagram.
"On voit de nouvelles têtes, des gens qui viennent exprès de l’autre bout de Paris", "ou des gens qui habitent dans le quartier, mais ne nous connaissaient pas forcément", explique-t-il à BFMTV.com. "Si on a bien fait notre boulot, ça va continuer", sourit-il.
Plus d'invitations que de repas dans la semaine
Un effet qui explique que les influenceurs food croulent désormais sous les sollicitations. Beaucoup reçoivent plus d’invitations que de repas qu’ils ne mangent par jour. "Je pense que je refuse neuf invitations sur dix", affirme Marie, du compte Vivons food (21.000 abonnés sur Instagram). Elle teste entre trois et quatre restaurants par semaine, pour deux à cinq invitations par jour. Alexis, qui tient le compte Le Paris d'Alexis (426.000 abonnés sur Instagram, 134.000 sur Tiktok), dit en recevoir "entre 15 et 20 par jour".
Le marché s'est tant développé qu'il existe une application, Hemblem, dédiée à la mise en relation des créateurs de contenus et des restaurants proposant de leur offrir des repas en échange d'une publication. Certains influenceurs contactent aussi des établissements qu'ils ont repérés au préalable pour leur offrir leurs services.
Des créateurs payés pour ces dégustations?
La plupart de ces restaurants n’offrent pas de contrepartie financière à ces dégustations. Dit autrement, les influenceurs viennent manger gratuitement mais ne sont pas payés pour le faire. Anne-Loup, du compte La foodloveuse (148.000 abonnés sur Tiktok, 29.000 sur Instagram), affirme qu'il est "très rare" que des restaurants la paient pour venir tester des plats. Elle estime qu'environ 10% de ses dégustations se font avec une contrepartie financière, pour 90% d'invitations.
Même son de cloche pour Le Paris d'Alexis: il n'est payé que pour "10-15% de (s)es 'testings restau' environ". Aussi, beaucoup de créateurs spécialisés dans la food n'en vivent pas, comme c'est le cas parmi les influenceurs en général. Marie, de Vivons Food, travaille par exemple en tant que consultante influence dans une agence de communication et son activité sur les réseaux sociaux représente surtout un bonus.
Des partenariats qui doivent être mentionnés
Ceux qui parviennent à en vivre le font principalement grâce à des partenariats avec des marques. "Elles me contactent et me proposent un budget", explique Alexis. En échange, il produit des vidéos ou des photos: "Par exemple avec le Concours général agricole, dans le cadre du Salon de l’agriculture, j'ai fait cinq ou six vidéos. J'ai travaillé avec Lindt, Deliveroo, la région de Calvi, des marques de vin…" Ces partenariats représentent 99% de sa rémunération, jauge-t-il.
La loi est claire: qu'un influenceur ait reçu de l'argent ou non, il doit mentionner, de manière visible et claire, toute collaboration avec une entreprise. Ces règles s'appliquent aussi à l'influence food. Selon Mohamed Mansouri, directeur délégué de l'Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), un organisme d'autorégulation du secteur, "quelle que soit la nature de la contrepartie, que ça soit un cadeau, une invitation à un restaurant, dès qu’il y a un post en contrepartie d’un avantage, on entre dans l’influence commerciale. Il faut être transparent sur l’intention commerciale, ne pas le faire, c’est une pratique commerciale trompeuse."
La peine encourue pour ce délit est de deux ans de prison et 300.000 euros d'amende. Des influenceurs ont déjà été épinglés à ce titre par la répression des fraudes (la DGCCRF), devant notamment afficher ce manquement sur leurs réseaux sociaux.
Des "oublis" illégaux
Les simples invitations doivent donc être mentionnées avec des termes comme "collaboration commerciale" ou "publicité". Dans les faits, certains de ces contenus ne le font pas. Auprès de BFMTV.com, plusieurs influenceurs food évoquent un "oubli". Du côté de l'ARPP, on constate aussi que "souvent, un influenceur va le mettre 2-3 jours après la publication de la vidéo, parce qu'il a peur que le post ne soit pas vu, mais ne veut pas non plus être épinglé par la DGCCRF".
Cette pratique vient de deux croyances: celle selon laquelle les contenus qui affichent leur sponsorisation seraient pénalisés par les algorithmes des réseaux sociaux et celle selon laquelle les abonnés se détourneraient de ces contenus, comme on zapperait une publicité à la télévision.
"Le mot 'collaboration' rend négatif notre contenu, les gens pensent qu’on n'est pas honnêtes et c’est un peu frustrant: mes contenus sont honnêtes, je ne cherche pas à mentir à mes abonnés", assure Anne-Loup (Lafoodloveuse).
"Ça peut freiner des utilisateurs de voir 'collaboration commerciale', quand je le mets, mes posts ont trois ou quatre fois moins de vues que sans parce que les gens pensent que ce n'est pas spontané", ajoute-t-elle.
Alexis a un point de vue différent sur la question: s'il a pu penser que ses statistiques baissaient lorsqu'il cochait l'option "collaboration commerciale" proposée par les réseaux sociaux, "ces derniers mois, plusieurs de mes contenus avec la case 'collaboration' ont fait des scores incroyables", témoigne-t-il.
Quelle honnêteté pour ces critiques?
Mohamed Mansouri veut aussi faire une mise au point sur l'hypothèse d'une "sanction" de la part des plateformes sur ces contenus: il s'agit d'une "légende urbaine". À l'ARPP, "on est persuadés qu’être transparents vis-à-vis des audiences va renforcer le lien avec elles. S'il n’y a pas de confiance, il n’y a pas de marché possible". Alexis ne dit pas autre chose: "La chose la plus importante pour un créateur de contenus, c’est de garder la confiance de la communauté. Dès qu’ils sentent qu’il y a une entourloupe, ils vont se désabonner de vous."
Une méfiance à laquelle il pourrait malgré tout faire face: il a été épinglé ce 17 juin par la répressions des fraudes (DGCCRF) pour avoir dissimulé des contenus commerciaux à ses abonnés.
Pour maintenir cette confiance, les influenceurs food s'efforcent d'être le plus honnête possible dans leurs publications sur des restaurants. Mais ose-t-on vraiment émettre des critiques négatives sur un établissement qui nous a offert un repas, voire payé?
"Si un resto a seulement des petites choses qui ne vont pas, je le dis", assume Alexis. Comme lorsqu'en février, il a publié une vidéo sur un restaurant de la cheffe triplement étoilée Dominique Crenn à Paris, où il disait avoir "beaucoup aimé les entrées" mais été "moins convaincu par les plats qui manquaient un peu de gourmandise". Lorsque "rien ne va" en revanche, il ne publie rien: "L'idée, ce n'est pas de faire une vidéo pour défoncer un restau, mais plutôt de recommander des bonnes adresses, se concentrer sur le positif".
"Si j’ai payé, je vais dire que j’ai été déçue plus facilement que si j’ai été invitée", reconnaît de son côté Marie (Vivons Food). "Mais si je n'ai pas aimé, je ne me force pas à faire un post", ajoute-t-elle.
Ce qu'elle partage sur son compte vient toutefois principalement d'invitations: "Quand je paie, je n'ai pas envie de travailler, j’ai envie de profiter de mon repas et je ne vais pas m’amuser à faire des plans de tous mes plats".
Des compétences qui peuvent servir ailleurs
Car, pour plaisant qu'elle puisse être, l'influence food reste un travail. Un travail né il y a peu de temps et dont l'incertitude touche les créateurs, comme les autres influenceurs. Plairont-ils encore demain? Et si l’algorithme changeait et ne mettait plus en avant leurs contenus?
Certains utilisent donc leurs compétences acquises dans ce secteur porteur. Jess et Milan, qui se sont fait connaître grâce à leurs publications food, ont ainsi lancé en 2022 leur propre agence, Fifth Communication. Ils y font du community management pour des restaurants à Paris (Gruppomimo ou Père et Fish par exemple).
"On se dit qu’il y a une fin à tout", développe Jess. "C’était un moyen de s’assurer un revenu au cas où demain je tombe enceinte ou que l'on veut arrêter les réseaux". Avec succès: aujourd'hui, elle estime que l'agence représente 75% de leurs revenus, contre 25% pour la création de contenus.