"Le combat continue": Abrege Sœur, le compte Tiktok qui lutte contre les vidéos sexistes, malgré les attaques récurrentes

"Bonjour à tous et toute, cela fait presque six...", commence InThePanda, un vidéaste spécialisé dans le cinéma, accusé de viol et d'agressions sexuelles par une vingtaine d'internautes.
"Il a demandé des nudes à des filles mineures, il s'est fait tout petit pendant deux ans et il est revenu avec une annonce de casting pour un film avec des critères très précis pour les femmes, et pour les hommes: venez comme vous êtes", résumé la vidéaste Isa, alias Abrège Soeur sur Tiktok.
Sa vidéo a fait gagner 9 minutes aux internautes. Depuis quelques mois, Isa s'emploie à résumer en quelques secondes les vidéos d'hommes et de femmes qu'elle juge "problématiques" sur les réseaux. Un format loin d'être nouveau.
En effet, en 2024, le tiktokeur Abrège frère avait fait la une des médias en s'amusant à condenser le discours de nombreuses femmes, lançant une controverse sur le sujet.
"Le nouveau 'ferme ta bouche'"
"Dès que tu es une femme, et que tu as le malheur de faire une storytime un peu longue, tu te fais abréger", souffle Isa, 27 ans, auprès de Tech&Co. Sous ses vidéos, la communauté d'Abrège frère tague ce dernier en masse en lui demandant de raccourcir le contenu. "C'est devenu le nouveau 'ferme ta bouche'" se désole-t-elle.
Comme Isa, plusieurs vidéastes ont ainsi dénoncé les dérives du concept, y voyant un moyen de "silencier" les femmes et un vecteur de cyberharcèlement. Dernier exemple en date le 8 mars dernier, lorsque l'influenceur aux 1,6 million d'abonnés s'est amusé à synthétiser le témoignage de la créatrice Lila.bonbon, victime d'agression sexuelle. C'est justement cet événement qui a motivé Isa à réorienter son compte, à la base dédié à la psychologie, pour en faire un compte parodique: "Abrège Soeur".
"Abrège frère a décidé d'abréger la victime et non la personne qui l'a agressé", s'indigne Isa. Pourtant, l'agresseur présumé a partagé plusieurs vidéos d'une dizaine de minutes sur la situation. "Alors, j'ai décidé de le faire et de l'abréger."
Mais si Abrège Soeur s'inspire du format de son homologue masculin, la jeune femme l'assure: le fond n'a rien à voir. "Ce n'est pas parce que je suis me suis appelée 'Abrège Soeur', que je reprend son concept. D'ailleurs ce n'est pas le sien", sourit Isa. C'est en effet la créatrice de contenus "Ruppy résume" qui a commencé à abréger les vidéos.
De son côté, la vidéaste préfère résumer des contenus sexistes et masculinistes pour dénoncer les nombreuses dérives sur les plateformes et montrer l’absurdité de certains propos. "Je vais à l'essentiel. Je mets en lumière les messages cachés derrière ces discours misogynes."
Norman, InThePanda et Alex Hitchens
"C'est un compte parodique, mais il y a un vrai message féministe et engagé derrière", insiste la créatrice de contenus.
"Les vidéos problématiques ont beaucoup de visibilité, mais peu de détracteur", souligne Isa. Pire, ces contenus se font de plus en plus nombreux sur les plateformes. "Il y a énormément de misgoynie sur les réseaux. Qui que tu sois, quoi que tu fasses, à partir du moment où tu es une femme, tu reçois en masse des insultes, des menaces ou des messages privés", déplore-t-elle.
Ainsi, elle s'emploie à résumer les publications de créateurs masculinistes, comme La Menace et Alex Hitchens, ou réduit les explications de Norman et InThePanda, accusés d'agressions sexuelles. Le tout, avec des répliques cinglantes. Une vidéo d'une heure sur l'égalité hommes-femmes est condensé par la simple phrase: "Je suis misogyne". Lorsque Asterion commence par demander "pourquoi les femmes de (son) âge ne l'intéressent pas", Isa répond simplement que "les femmes de son âge ne veulent pas de lui".
"Beaucoup d'hommes me soutiennent"
Et, quand c'est Norman qui se place en victime après avoir été visé par une enquête judiciaire pour viol et corruption de mineurs, finalement classée sans suite, elle résume "que ce n’est pas un menteur parce qu’il a versé une larme".
"La vidéo qui m'a le plus marquée, c'est un homme qui dit que, s'il voit à nouveau une femme à la salle (de sport, NDLR) qui selon lui est habillée légèrement, 'il lui enfonce la barre dans le cul'. Ca, en 2025, c'est en 4K sur les réseaux sociaux", lance-t-elle.
Tasse à la main, elle abrège également les propos d'un homme qui se vante de sortir avec une femme thaïlandaise: "Il prend sa femme pour son esclave, mais elle est heureuse", ironise-t-elle, avec un sourire crispé. Et, lorsqu'un homme enjoint les femmes à "retourner à la cuisine", elle leur conseille de "retourner au garage".
Et sa répartie a du succès. La créatrice de contenus est suivie par 180.000 abonnés sur Tiktok, et cumule plus de 8 millions de j'aime. Ses vidéos cumulent entre 70.000 et 200.000 vues.
"J'ai été très surprise de voir que beaucoup d'hommes me soutiennent. Certains me disent que mes vidéos leur ont fait ouvrir les yeux", s'enthousiasme Abrège Soeur. "Ca veut dire que mon compte a un impact et change les mentalités."
Des signalements en masse
Mais tout n'est pas toujours aussi rose. La créatrice de contenus reçoit de nombreux commentaires déplacés à longueur de journée. "En existant simplement, je me prends des menaces de mort ou de viol, uniquement car je suis une femme", souffle Isa.
Plusieurs internautes malintentionnés ont par exemple créé un compte pour la cibler et la harceler sur les réseaux sociaux. Au moins 6 profils ont été créés dans ce but en à peine 2 jours. Pas de quoi décourager Isa. En guise de contre-attaque, elle a lancé une playlist, le "hater show" où elle répond avec humour aux commentaires déplacés.
Au-delà des menaces, la créatrice de contenus s'est fait bannir à trois reprises de Tiktok... pour usurpation d'identité. "Mon compte principal a été banni pour usurpation d'identité, il a été débanni, puis rebanni pour usurpation d'identité. J'ai dit aux gens d'aller sur mon compte spam, et il a été banni", s'attriste Isa, sur son nouveau profil Abrègegrandmère.
"Je suppose que ça vient de signalements en masse... Mais qu'est-ce que je fais? Car c'est moi derrière le compte", poursuit la vidéaste.
"Comment ça, Abrège frère a eu 1,5 million d'abonnés en un mois parce que des hommes misogynes trouvaient ça drôle qu'on abrège des femmes? Moi, je dénonce, je me fais ban en une semaine", s'indigne-t-elle. "Si ça ce n'est pas la preuve qu'on silencie les gens qui sont militants et engagés..."
En effet, lorsqu'un compte dérange sur les plateformes, certains utilisateurs malintentionnés s'amusent à signaler le profil en masse pour de fausses raisons, souvent pour usurpation d'identité, afin de le faire bannir. Si le compte revient généralement au bout de quelques heures, l'opération a pour objectif de décourager les vidéastes.
"Le combat continue. Je vous avoue que ça m'a mis un coup. Mais c'est exactement ce qu'ils veulent. Si mon compte est ban, c'est qu'il dérange. Donc je continue", lance-t-elle. Son nouveau prifl est déjà suivi par plus de 7.000 abonnés.
La riposte s'organise
Sur la plateforme, Isa a reçu de nombreux messages de soutien. "Ils n'arrêteront jamais parce que la censure, c'est la seule chose qu'ils ont trouvé pour faire taire les vérités qu'ils ne supportent pas. Continue sans t'arrêter", écrit une utilisatrice. "Tu as peut être été victime d'un raid de haters. S'il y a une trop grande quantité de signalement, Tiktok bannit direct avant même de vérifier si j'ai bien compris les expériences d'autres créatrices", analyse une autre.
"Ce qui est effrayant, c'est que les haters, les masculinistes et les mecs d'extrême droite agissent en masse, ils font des ravages", ajoute une autre. "On te soutient fort."
Contacté par Tech&Co, Tiktok n'a pas encore répondu à nos questions.
Et Isa est loin d'être une exception. Sur Tiktok, la riposte féministe s'organise. Face aux nombreuses vagues de cyberharcèlement, certaines créatrices de contenus s'amusent à détourner des concepts et des insultes sexistes pour se les réapproprier. En mars 2024, des vidéastes avaient détourné les propos d'Alex Hitchen, qui affirmait que les femmes ne pouvaient pas sortir après 22 heures. Elles s'étaient alors filmées la nuit dans la rue en train de danser et faire la fête.
Quelques mois plus tard, en septembre, des utilisatrices ont créé Tanaland, un pays fictif de 18 millions d'utilisatrices réservé aux femmes. Leur objectif? Détourner une insulte populaire sur les réseaux pour lutter contre les comportements sexistes.
"Il y a de plus en plus de femmes qui s'organisent", reconnaît Isa. "Mais ce n'est pas assez. J'aimerais que les femmes se manifestent plus contre le masculinisme, et qu'on leur rende la pareil", conclut la jeune femme.