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"Laissez les meufs parler": des tiktokeuses s'insurgent contre ceux qui leur disent "d'abréger" leurs histoires

Capture (Tiktok)

Capture (Tiktok) - BFMTV

Des tiktokeuses ont dénoncé cette semaine les répercussions du compte "Abrège frère", qui s'amusait à résumer des vidéos en quelques secondes. Elles y voient un moyen de "silencier" les femmes et un vecteur de cyberharcèlement.

Sur Tiktok, les femmes veulent pouvoir raconter leurs histoires tranquillement. Plusieurs d'entre elles ont pris la parole cette semaine sur le réseau social à propos d'un autre compte Tiktok, sobrement intitulé "Abrège frère".

Le concept est simple, inspiré par d'autres tiktokeurs à l'étranger: Abrège frère reprend des vidéos de personnes racontant une histoire sur la plateforme et les écourte en les résumant en quelques secondes. Une manière d'arriver directement à la fin d'une histoire parfois racontée en plusieurs minutes.

Le compte créé fin janvier et suivi par plus d'un million de personnes sur Tiktok a été banni de la plateforme le samedi 10 février. La suppression du compte a été revendiquée par un hacker, qui n'a pas donné ses motivations. Depuis, plusieurs utilisatrices ont dénoncé les dérives de ce concept. Elles ont notamment souligné qu'Abrège frère écourtait plus souvent des vidéos de femmes que d'hommes.

Un phénomène qui pourrait s'expliquer par le fait que ces formats de storytimes seraient particulièrement prisés par les femmes, même s'il n'existe pas de chiffres pouvant le démontrer, comme le souligne Hélène Bourdeloie, maîtresse de conférences en sciences de l'information et de la communication à l'université Sorbonne Paris Nord.

"Et même si cette tendance peut s’observer, c’est certainement parce que les réseaux sociaux constituent pour elles des moyens de libérer leur parole qui, pendant des siècles, a été déconsidérée", affirme la sociologue spécialiste des liens entre genre et pratiques numériques.

De la blague au harcèlement

D'autant que ce concept a fini par amener des vagues de haine pour plusieurs créatrices, dans leurs commentaires ou dans ceux d'Abrège frère. Désormais, "dès qu'il y a une meuf qui parle pendant plus d'une minute sur Tiktok et que son Tiktok marche bien, vous êtes sûrs de trouver au moins cinq commentaires de personnes qui vont tagger Abrège frère en lui disant des trucs hyper violents", estime Alena dans une vidéo publiée cette semaine. Eloise Delhaye a également déploré "les harcèlements massifs sous les vidéos de Abrège frère qui ne sont absolument pas modérées".

Inès, par exemple, a raconté le début février avoir reçu "un commentaire qui disait que j'étais une... ça rime avec antilope", "que toutes les femmes devaient (signe de tuer quelqu'un, NDLR) et que si on me croisait dans la rue, on allait m'enfoncer un objet tranchant en plein dans la gorge". Tout cela "parce que ma vidéo était trop longue, qu'il avait la flemme d'écouter et que je devais abréger".

"On peut trouver la chose drôle au début, mais comme toute forme d'humour qui est basé sur le fait de se foutre de la gueule des femmes, ça tourne en shitstorm (déferlement de haine, NDLR) pour nous et en grosse, grosse vague de misogynie et en climat juste hostile sur les réseaux sociaux", dénonce encore Alena.

Des mécanismes pour "silencier" les femmes

Dans sa vidéo, Alena a aussi précisé qu'elle ne pensait pas que "le but" d'Abrège frère était d'être misogyne, mais qu'elle déplore surtout les "répercussions de ce compte".

"Mais laissez les meufs parler pendant plus d'une minute, c'est quoi ce délire à policer notre temps de parole comme ça", demande-t-elle.

Contacté par Tech&Co, "Abrège frère" n’a pas donné suite à nos sollicitations.

Pour Hélène Bourdeloie, les tiktokeuses n'ont "pas tort" quant au sous-texte sexiste de ce phénomène. "Que ce soit hors ligne ou en ligne, beaucoup de travaux montrent tous les mécanismes mis en œuvre pour 'silencier' les femmes, considérées comme moins intéressantes", développe-t-elle.

Si "socialement et culturellement", les femmes sont, "en tout cas dans les sociétés occidentales, plus enclines à la communication et au relationnel", cela n'a "évidemment rien de génétique", ajoute la sociologue.

"Cibler ainsi les femmes est encore une manière de les essentialiser et donc de considérer qu’elles seraient naturellement volubiles et que ce comportement serait immuable. En réalité, un tel comportement conduit à les discriminer et les vulnérabiliser, ce qui est très fréquent dans le monde traditionnel et amplifié dans les mondes numériques", observe Hélène Bourdeloie.

"Si tu veux pas tu regardes pas"

Les tiktokeuses appellent donc les personnes qui ne sont pas intéressées par ce qu'elles ont à dire à simplement passer leur chemin. "Tous les mecs qui commentent - parce que c'est pratiquement que des hommes, on va pas se le cacher - qui nous disent d'abréger, etc.: notre contenu ne s'adresse pas à vous", affirme Eloise Delhaye.

"Nos petites histoires, nos petites storytimes, nous, on aime les écouter entre nous", ajoute-t-elle.

L'algorithme de Tiktok fait arriver des personnes pas nécessairement ciblées par ces contenus sur les pages de ces créatrices, qui ont souvent des communautés qui leur ressemblent. "Les communautés en ligne sont effectivement genrées mais cela dépend beaucoup du réseau social (Instagram est une technologie visuelle massivement investie par les femmes) et des causes concernées" qui sont "très marquées d’un point de vue du genre", explique Hélène Bourdeloie. "Par exemple, le bodypositivisme est un mouvement très féminin qui englobe des communautés très féminines", illustre-t-elle.

Polska Ride propose aussi aux personnes qui trouvent ses vidéos de plus d'une minute trop longues à "swiper": "si tu n'arrives pas à le faire, si c'est trop compliqué pour toi, si tu veux je te bloque, je prends l'initiative", ironise-t-elle.

La tiktokeuse Chloë Gervais s'est même franchement énervée face au commentaire d'un homme qui citait Abrège frère: "c'est fou de penser que tout le fucking contenu est pour vous". Le commentaire a été publié sous un Tiktok où elle montrait sa tenue pour la journée. "Si tu veux les (références des vêtements), tu regardes la vidéo, si tu veux pas tu regardes pas", résume-t-elle. Avant d'exploser: "je montre ma tenue, je montre mon chien, je parle évidemment aux gens qui me suivent, gros con putain de merde".

Sophie Cazaux