Elle détient 167 milliards dans Nvidia, Apple... Pourquoi la Banque de Suisse investit discrètement des sommes colossales dans la tech américaine

Le siège de la Banque nationale suisse à Berne, le 9 septembre 2025. - Photo par FABRICE COFFRINI / AFP
La Banque nationale suisse (BNS) est un poids lourd très discret sur les marchés financiers américains. Elle est en effet devenue un des investisseurs les plus importants dans les valeurs technologiques américaines. Elle détient des participations en actions américaines d'une valeur de 167 milliards de dollars, via 2.300 positions, selon le Financial Times, qui a consulté des documents déposés auprès de la SEC, l'autorité de contrôle des marchés financiers américains.
Ses investissements sont particulièrement concentrés dans le secteur de la tech. La BNS a placé 42 milliards de dollars dans cinq entreprises (Amazon, Apple, Meta, Microsoft et Nvidia). Ses parts dans Nvidia s'élèvent par exemple à 11 milliards de dollars.
Il s'agit d'une pratique très inhabituelle pour une banque centrale. Ses homologues européennes ou américaines détiennent en effet très peu d'actions. Le bilan de la BNS ressemble davantage à celui des fonds souverains du Golfe. Or, ces grandes manœuvres n'ont pas grand chose à voir avec la quête de rendements des pétromonarchies.
"La Suisse n'a pas besoin d'un fonds souverain. La BNS ne veut jouer aucun rôle dans ces entreprises, il s'agit simplement d'un outil de gestion de la monnaie", observe Arturo Bris, professeur de finance à l'IMD Business School, dans le Financial Times.
Avec ces placements colossaux, la banque centrale suisse tente en fait de résister à la stupéfiante appréciation du franc suisse par rapport au dollar (15% depuis le début de l'année).
Fruit de la politique fracassante de Donald Trump, la chute du billet vert ne cesse de renforcer le Franc suisse, valeur refuge par excellence. C'est une mauvaise nouvelle pour la République helvétique, confrontée en plus à des droits de douane de 39%. La compétitivité de son industrie est plombée. Les exportations du pays vers les Etats-Unis ont fondu de 22% en août.
Surtout, le spectre de la déflation -une baisse des prix- plane. Dès lors, la Banque nationale suisse fait ce qu'elle peut pour essayer de contenir l'ascension du Franc. Elle achète des devises étrangères et réinvestit cet argent dans des actions et des obligations étrangères.
Le Financial Times note qu'il s'agit d'un assouplissement quantitatif "étranger", faute de pouvoir mener un assouplissement quantitatif classique, comme l'ont fait la BCE ou la Réserve fédérale américaine en achetant leurs obligations d'État via la monnaie nouvellement créée.
Cette dynamique n'est pas nouvelle, mais elle a tendance à se renforcer ces derniers mois. La valeur des parts de la BNS dans Nvidia a par exemple augmenté de 175% en deux ans (plus que l'augmentation de la valeur du titre). Cette stratégie n'est pas sans risque. La banque centrale suisse est très exposée à une chute des cours de bourse, d'autant qu'elle a particulièrement investi dans un tout petit nombre de valeurs liées à l'intelligence artificielle, comme Nvidia.
Or, comme l'a récemment rappelé la Banque centrale européenne, "la concentration autour de quelques grandes entreprises fait craindre qu'il n'existe une bulle autour des valeurs liées à l'IA".
Cette bulle pourrait éclater si les attentes très élevées des investisseurs finissent par être déçues, plombant le bilan de la banque centrale suisse.
Vers des taux négatifs
Parallèlement, la BNS joue sur d'autres leviers pour contenir l'ascension du Franc suisse. Certains observateurs estiment qu'elle pourrait à nouveau baisser ses taux directeurs alors que l'inflation est très faible. Ces taux se situent déjà à 0% aujourd'hui, le taux le plus bas de toutes les grandes banques centrales. Dans cette situation, l'argent est "gratuit" mais il ne rapporte rien non plus.
En procédant ainsi, les responsables de la BNS espéraient notamment décourager les investisseurs étrangers d'acheter du Franc suisse et redonner un peu d'air à l'économie. Les exportations des horlogers ont notamment chuté de 16,5% le mois dernier, pénalisées par la hausse des droits de douane vers les États-Unis et une demande faible vers la Chine, le Japon et le Royaume-Uni.
"Si le franc reste aussi fort, la BNS n'aura probablement pas d'autre choix que de faire repasser son taux directeur en territoire négatif. Un franc trop fort est un poison pour l'économie d'exportation", observe Tuan Huynh, responsable intérimaire des investissements chez Blackrock Europe, dans le média suisse Blick.
Outre la Suisse, le monde entier se creuse la tête pour trouver des solutions face à la dévaluation du dollar. Les investisseurs tentent de se couvrir face aux fluctuations de la monnaie américaine, notamment en recourant à des contrats de change à terme pour fixer à l'avance la valeur de la devise. Cette situation pourrait durer.
La dévaluation du billet vert est notamment l'un des mantras de Stephen Miran, nouveau gouverneur de la Fed, et surtout très proche conseiller économique du président américain. À ses yeux, loin d'être un "privilège exorbitant", la prééminence du dollar dans l'ordre monétaire international serait un boulet pour les États-Unis, pénalisant en particulier sa compétitivité industrielle.
Comme relevé par la revue Le Grand Continent, Stephen Miran a notamment recommandé à Donald Trump d'utiliser le levier de l'augmentation des droits de douane pour forcer les autres pays à accepter une dépréciation du dollar.