TGV: comment inciter les concurrents de la SNCF à opérer sur les lignes non-rentables?

C'est un sujet qui provoque d'intenses débats dans l'univers français du ferroviaire. Faut-il forcer les nouveaux entrants à ne pas se concentrer uniquement sur les lignes les plus rentables comme c'est le cas actuellement? Cette volonté, poussée par le précédent ministre des Transports, François Durovray, est aujourd'hui reprise par son successeur, Philippe Tabarot.
Il faut dire que compte tenu des investissements colossaux à mobiliser pour se lancer, le remplissage des trains est la clé pour atteindre une rentabilité de toute manière lointaine.
Exemple avec Trenitalia qui s'est ainsi positionné sur les lignes françaises les plus profitables (Paris-Lyon et Paris-Marseille) tout comme la Renfe qui souhaite proposer des Paris-Lyon et des Paris-Marseille; tandis que Proxima entend relier Bordeaux, Rennes et Nantes depuis Paris.
Un équilibre menacé
"Je souhaite que les nouveaux entrants participent à ces enjeux d’aménagement du territoire. Je ne vois pas au nom de quoi ils récupéreraient uniquement les dessertes les plus rentables et ne concourraient pas aux logiques d’aménagement du territoire que nous avons tous en partage", avait lancé François Durovray à l'Assemblée nationale en octobre.
Il s'agit en réalité de préserver le modèle économique de péréquation de SNCF Voyageurs. Rappelons en effet que peu de lignes à grande vitesse exploitées par l'entreprise publique sont effectivement rentables en moyenne sur une année, entre un tiers et la moitié selon les sources. Et que l'offre TGV de la SNCF n'est absolument pas subventionnée.
Si l'axe Paris-Lyon est ainsi considéré comme une véritable vache à lait, d'autres sont déficitaires, la demande étant inférieure à l'offre. Pour autant, l'opérateur explique depuis toujours avoir trouvé un équilibre économique entre ces lignes pour assurer sa couverture du territoire, c’est ce qu'on appelle "le phénomène de péréquation".
"L’équilibre économique entre liaisons grande vitesse rentables et celles déficitaires d’aménagement du territoire (le principe de péréquation) est fondamental, car il engage le modèle de la grande vitesse à la française et sa contribution à l’aménagement du territoire", observe SNCF Voyageurs.
Et de poursuivre: "or cet équilibre est mis à mal par l’arrivée de nouveaux opérateurs ferroviaires sur le marché qui vont naturellement ne se positionner que sur les dessertes rentables."
"Nous, on pose le problème du modèle économique, nous explique également l'entreprise. Car la péréquation ne tient pas avec l'intensification de la concurrence. On réfléchit avec le gouvernement et l'ART (le régulateur des transports, NDLR) aux solutions possibles".
"La réponse n'est pas entre nos mains mais l'ouverture à la concurrence ne doit pas être antinomique avec l'aménagement du territoire", ajoute Christophe Fanichet, PDG de la filiale du groupe SNCF.
Pour le gouvernement, le risque est de voir la SNCF abandonner certaines dessertes trop dans le rouge à cause de la concurrence des nouveaux opérateurs qui font baisser mécaniquement ses profits sur les lignes rentables.
La donne pourrait donc changer si la concurrence "prend sa part" en termes d'offres sur des liaisons jugées peu rentables.
"Il est impératif de garantir le maintien des lignes à grande vitesse desservant les villes moyennes, sous peine d’accentuer la fracture territoriale", souligne ainsi Jean-François Longeot, sénateur du Doubs (Union Centriste) et président de la Commission de l'aménagement du territoire et du développement durable.
Un changement des règles du jeu
Rappelons que pour les trains d'équilibre du territoire (Intercités) et les TER, la mise en concurrence se fait par appels d’offres et par lots, ce qui implique des obligations pour le candidat (dessertes, fréquences, matériel) imposées soit par l'Etat (pour les Intercités), soit par les Régions (pour les TER).
Par contre, pour les lignes à grande vitesse, la concurrence est dite "en open access". Un nouvel opérateur fait en résumé ce qu'il veut du moment qu'il possède ses certificats de sécurité et de circulation nécessaires, du matériel roulant et des sillons réservés auprès de SNCF Réseau.
Dans ce contexte, la position sur la question des nouveaux entrants dépend en réalité beaucoup de leurs modèles économiques.
On l'a dit, la Renfe et Trenitalia sont clairement positionnés sur les lignes les plus rentables. Mais l'opérateur italien n'a pas une approche fermée sur la question.
"La grande vitesse a vocation à relier les grandes cités mais la desserte des territoires est importante pour nous. Il faut un équilibre entre le nombre d'arrêts et le temps de parcours", explique à BFM Business, Marco Caposcuitti, président de Trenitalia France.
"On aura cette notion pour chaque ligne qu'on envisage. Ça fait partie de notre stratégie, une contribution à la dynamique des territoires. Sur nos lignes, c'est possible. On s'arrête déjà dans des villes plus petites. Cette question est présente dès le départ", poursuit-il.
Reste que ces arrêts intermédiaires restent encore limités chez l'opérateur italien. Exemple avec son futur Paris-Marseille qui s'arrêtera à Lyon-Saint Exupéry, Avignon, et Aix-en-Provence. Ils sont un peu plus nombreux vers Milan avec des arrêts à Chambéry, Saint-Jean-de-Maurienne, Modane et Oulx.
D'ailleurs, l'opérateur prévient dans le même temps que "c'est un marche libre, s'il y a des contraintes, il faut trouver l'équilibre mais c'est un marché de libre-service".
Pour Le Train qui entend se lancer dans le grand Ouest, la desserte de villes moyennes est au contraire une priorité dans une stratégie de desserte fine à grande vitesse avec des arrêts à Angoulême, Niort, Poitiers ou Angers.
Tout le contraire de Proxima qui entend se concentrer sur les grandes villes (Nantes, Bordeaux, Rennes) sans s'arrêter dans les communes moyennes en cours de route.
Quels leviers?
SNCF Voyageurs ouvre une piste, celle de la modulation des péages payés par tout opérateur pour circuler sur une ligne. "Cette modulation permettrait de rétablir l'équilibre", fait-on savoir.
En clair, il s'agirait d'augmenter ceux des lignes les plus disputées (qui sont déjà très élevés, bien plus chers qu'en Italie ou en Espagne et qui peuvent représenter jusqu'à 40% du prix d'un billet TGV) et baisser ceux des lignes déficitaires pour inciter les opérateurs à se positionner dessus.
SNCF Réseau, qui perçoit ces péages, module déjà leurs niveaux. Un nouvel entrant sur une ligne bénéficie d'"une tarification négociée", soit des rabais pendant trois ans maximum. Mais selon nos informations, l'entité estime que ce n'est pas la seule réponse possible.
Autre piste envisageable, "des subventions de l'Etat ou des régions elles-mêmes, pour encourager le maintien d'une desserte TGV comme c'est le cas de l'accord entre la région Bretagne et SNCF Voyageurs", commente Julien Joly, consultant transport pour le cabinet Wavestone.
"Ce qui est sûr, c'est que sans encadrement du législateur, les nouvelles entreprises ne vont pas se positionner sur les axes secondaires moins rentables mais privilégier les grandes destinations, qui sont déjà bien desservies par SNCF Voyageurs", prévient-il.
Le modèle espagnol
Contraindre les acteurs en présence est également une possibilité. C'est le choix fait par l'Espagne.
"Afin d’accélérer l’ouverture à la concurrence, le gouvernement espagnol a développé un modèle de concurrence original, à mi-distance entre l’open access et la concurrence par appel d’offres. Pour ce faire, l’Espagne s’est appuyée sur un dispositif mis en place par les textes européens: les accords-cadres", explique Patricia Perennes, consultante spécialisée dans les transports.
Concrètement, il s'agit de combiner la liberté de l'open access avec le cadre strict des appels d'offres. Comment? En associant la sécurisation de sillons de lignes rentables à l'obligation d'une desserte plus fine.
"La difficulté est que l’attribution de ces capacités est annuelle, donc un opérateur n’est pas certain d’obtenir les mêmes sillons d’une année sur l’autre. Le caractère annuel de la répartition des capacités fait peser un fort risque financier sur l’opérateur: pourra-t-il proposer des services l’année suivante? Devra-t-il changer ses horaires? Reconfigurer son parc en fonction des sillons obtenus ?", poursuit la spécialiste.
"Cette incertitude pourrait décourager l’arrivée de concurrents sur les services ferroviaires en open access. De ce fait, la Commission européenne a introduit le concept d’ "accords-cadres". Il s’agit de contrats entre les opérateurs ferroviaires et le gestionnaire d’infrastructure, par lesquels le gestionnaire d’infrastructure s’engage à fournir une certaine capacité ferroviaire à l’opérateur, afin qu’il ait une visibilité suffisante pour investir et entrer sur le marché".
L'assurance de conserver les meilleurs sillons en échange d'une desserte des territoires
Point intéressant, SNCF Voyageurs vient de signer son premier accord cadre avec SNCF Réseau sur Paris-Lyon sur la période 2026-2030 pour justement protéger ses capacités face à la concurrence.
En Espagne donc, les autorités se sont saisies "de ce concept d’accord-cadre et en a fait un outil pour forcer les opérateurs grande vitesse à offrir des dessertes qui permettent l’aménagement du territoire", détaille Patricia Perennes.
"Les accords-cadres proposés par l’ADIF (le gestionnaire de l’infrastructure espagnol) permettent certes aux opérateurs de s’assurer d’avoir de la capacité, mais ils comportent également en contrepartie un certain nombre d’obligations: l’opérateur titulaire de l’accord-cadre est obligé d’offrir une desserte précisément spécifiée par l’ADIF qui comprend également la desserte des villes intermédiaires ainsi que des lignes moins rentables", explique Patricia Perennes.
"En d’autres termes, un opérateur ne peut pas se contenter de faire de trains directs entre Madrid et Barcelone".
"Le modèle espagnol repose ainsi sur l’attribution par appel d’offres du droit d’offrir des services en "open access", en assortissant ceux-ci d’obligation de desserte du territoire".
Une telle approche nécessiterait néanmoins un texte législatif qui, au vu du contexte politique, a assez peu de chance d'être à l'ordre du jour à court terme. En attendant, les nouveaux entrants poursuivent leur conquête des lignes rentables et laisse SNCF Voyageurs gérer ses lignes déficitaires.
Le risque, plusieurs fois évoqué, que l'opérateur public abandonne certaines dessertes ou certains arrêts sur les lignes comme Paris-Chambéry, Paris-Nancy, Paris-La Rochelle... par la force des choses.
Si SNCF Voyageurs "dément avoir engagé le moindre projet de réduction globale des dessertes TGV ou d’arrêt de destinations", la compagnie précise "qu''il est de la responsabilité de toute entreprise d’avoir en permanence des réflexions prospectives sur l’avenir à 10 ou 20 ans de notre offre au regard de l’évolution du marché et de l’arrivée de la concurrence".