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Pagaille à la SNCF: pourquoi les cheminots ne parlent pas de grève mais de droit de retrait?

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Les conducteurs et contrôleurs de la SNCF ont fait valoir leur droit de retrait ce vendredi, en réponse à l'accident de TER survenu deux jours plus tôt en Champagne-Ardenne. De leur côté, la direction de l'entreprise et le secrétaire d'État aux Transports, Jean-Baptiste Djebbari, dénoncent une grève déguisée.

TER, RER, Transilien… Le trafic ferroviaire régional était "fortement perturbé" ce vendredi après la décision des agents de conduite et contrôleurs de la SNCF de faire valoir leur droit de retrait. Un arrêt de travail soudain que les syndicats justifient par l’accident survenu mercredi en Champagne-Ardenne, lorsqu’un TER a percuté un convoi routier exceptionnel, faisant plusieurs blessés dont le conducteur du train, seul cheminot présent à bord.

Dans le cas présent, les cheminots n'ont donc pas opté pour une grève mais un droit de retrait. Si la nuance peut sembler mince au regard des conséquences pour les usagers, des différences notables permettent de les distinguer.

Dans quelles conditions peut-on faire valoir le droit de retrait?

Le droit de retrait qui peut s’exercer individuellement ou collectivement porte "sur la sécurité des salariés, lorsqu’ils estiment que leurs conditions de travail peuvent les mettre en danger", explique Stéphane Draï, avocat spécialiste en droit du travail et droit international aux barreaux de New York, de Paris et à la Cour Suprême des États-Unis. Un salarié peut en effet décider de cesser le travail dans une situation pour laquelle "il a un motif raisonnable de penser qu’elle présente un danger grave et imminent pour sa vie ou sa santé", selon le Code du Travail.

Les salariés peuvent faire valoir leur droit de retrait et donc cesser le travail jusqu’à ce que l’entreprise prenne les mesures nécessaires pour mettre un terme à ce danger "grave et imminent". Pour faire valoir son droit de retrait, aucun préavis n’est nécessaire. Il suffit simplement d’alerter sa hiérarchie par oral ou par écrit. C'est ce que l'on appelle le droit d'alerte. 

À l’inverse, une grève dans le service public doit faire l’objet d’un préavis déposé au moins cinq jours avant le début du mouvement. Le salarié doit quant à lui se déclarer gréviste au moins 48 heures à l’avance. Une grève doit être justifiée par des revendications professionnelles, ce qui n’est absolument pas le cas du droit de retrait qui ne concerne que les dangers imminents pour la sécurité.

Les transports publics sont par ailleurs contraints d’assurer un service minimum en cas de grève alors qu’"il peut y avoir absence totale de service minimum" dans le cadre du droit de retrait, souligne Me Stéphane Draï. Autre différence de taille: un gréviste ne sera pas rémunéré pendant le mouvement social, au contraire d’un salarié qui fait valoir son droit de retrait.

Le droit de retrait des cheminots est-il justifié?

Le motif de déclenchement du droit de retrait peut parfois être sujet à interprétation. "Il peut faire l’objet d’un détournement" et "être politisé", poursuit Me. Stéphane Draï. Auquel cas le droit de retrait ne serait pas légitime puisqu’il ne doit concerner qu’un problème lié à la sécurité comme indiqué précédemment.

Dans le cas de celui exercé ce vendredi en réponse à l’accident survenu en Champagne-Ardenne, les syndicats assurent qu’il s’agit de répondre "à une situation catastrophique de la sécurité". "Après de multiples accidents, celui-ci est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. Nous ne voulons pas mourir au travail ! Nous ne voulons pas avoir la mort des usagers sur la conscience!", a écrit sur Twitter Laurent Brun, secrétaire général de la Fédération CGT des Cheminots. Le syndicat déplore notamment le manque de personnel à bord des trains. Selon lui, affecter des agents supplémentaires dans les trains permettraient d'assurer une meilleure sécurité des passagers lors d’accident de ce type.

De son côté, le secrétaire d’État aux Transports Jean-Baptiste Djebbari a dénoncé un "droit de retrait qui n’en est pas un". Selon lui, il s’agit davantage d’une "grève surprise, hors du cadre légal" pour des motifs politiques. "Le droit de retrait, c'est inopiné, Vous avez un événement de sécurité, une incivilité majeure, un accident majeur, vous pouvez opérer un droit de retrait. Là, la CGT conteste que les conducteurs conduisent seuls. Or, ils conduisent seuls depuis dix ans sur les réseaux franciliens", a-t-il indiqué sur notre antenne.

La SNCF a-t-elle le droit de prendre des sanctions? 

Le Directeur général de SNCF-TER Franck Lacroix a réagi ce vendredi au mouvement entamé par les cheminots, réfutant la légitimité du droit de retrait. "On est bien dans une grève qui se passe sans préavis", a-t-il affirmé. Dans ces conditions, la compagnie ferroviaire pourrait en théorie décider d’appliquer des sanctions en refusant par exemple de payer les heures ou les journées de travail non effectuées, voire (bien que très improbable) en procédant à des licenciements. À l’inverse d’une grève pour laquelle "nul ne peut faire l’objet d’un licenciement", observe Me Stéphane Draï.

Si de telles sanctions étaient prises, les salariés concernés pourraient à leur tour se tourner vers la justice (Prud'hommes pour les salariés du privé ou tribunal administratif pour les fonctionnaires). 

Pour ce qui est de la légitimité ou non d'un droit de retrait, la jurisprudence est plutôt favorables aux salariés. En effet, "il n'est pas nécessaire que le danger soit réel. Il suffit que le salarié ait pu raisonnablement croire qu'il y ait eu un danger" pour qu'il obtienne gain de cause, explique Me.Vincent Roulet, avocat au cabinet Eversheds Sutherland. "Mais charge pour lui de le prouver dans le cadre d'un contentieux", tempère Déborah Attali, associée en charge du droit social au même cabinet. Reste que pour l'heure, un tel litige concernant un droit de retrait exercé à la SNCF après un accident ne semble jamais s'être produit. 

Pierre Kupferman avec Paul Louis