"Sens de la rime" et punchlines: d'où viennent les slogans des opposants à la réforme des retraites?

"Réforme d'heureux traitres": dans le cortège parisien mardi, le slogan de Yadlur fait son petit effet auprès des manifestants, qui défilent ce jour-là pour la troisième fois contre la réforme des retraites. "J'adore ton slogan!", "Géniale ta pancarte!"... À chaque coin de rue, le gréviste se fait arrêter pour être pris en photo par d'autres opposants au projet d'Élisabeth Borne, séduits ou amusés par le jeu de mots.
"Il faut croire que j'ai une âme de poète!", répond avec humour cet agent informatique de 48 ans, qui a déjà battu le pavé avec les gilets jaunes.

Le secret d'une bonne pancarte, pour Yadlur, réside dans "le sens de la rime et de la bonne formule". "Si ça sonne bien et que le message a du sens, alors ça restera dans les esprits. C'est important de faire preuve d'originalité parce que ça aura alors plus de chance d'être repris et c'est ça qui donnera de la visibilité au mouvement", développe le Francilien, qui vit à Clichy (Essonne).
Sa formule "lui est venue toute seule", car pour lui, cette réforme s'apparente à "une traîtrise" du gouvernement. Il estime que l'exécutif présente son projet "comme quelque chose d'absolument nécessaire et juste alors qu'on sait pertinemment qu'elle va être défavorable à un très grand nombre de Français".
La recherche de la "punchline"
Comment ces slogans émergent-ils? Dans les manifestations, "on voit rarement des lignes et des lignes", explique l'historien Stéphane Sirot à BFMTV.com, à l'occasion de la quatrième journée de mobilisation organisée ce samedi. "Plus c'est court, plus c'est percutant."
"Ce qu'on va retenir à l'issue du cortège, c'est souvent le bon jeu de mot, la bonne punchline ou même la caricature qui attire l'œil", explique l'historien.

"Levons le pied avant d'être sur les rotules": la petite phrase inscrite sur sa pancarte, Valérie Mauduit en a eu l'idée lors du cortège du 31 janvier dernier, pendant qu'elle déambulait au milieu de la foule. "Au cours d'une conversation, quelqu'un a utilisé l'expression 'être sur les rotules'", se souvient-elle."J'ai trouvé que c'était une bonne idée alors je me la suis appropriée cette semaine."
"Je ne voulais pas venir les mains vides", raconte à BFMTV.com cette ingénieure en informatique de 50 ans, qui voulait absolument "une pancarte originale".
"Dimension émotionnelle" et "vécu"
"T'es foutu!", "Français dans la rue", "En colère"... Stéphane Sirot note qu'au fil des années, "on retrouve toujours le même noyau de slogans issus de la tradition syndicale, d'un imaginaire très ancien qui traverse les générations". "Les slogans ciblent souvent un trio: le chef de l'État, la tête du gouvernement et éventuellement le/la ministre qui porte la réforme", comme c'est le cas ici avec Emmanuel Macron, Elisabeth Borne et Olivier Dussopt.
Les slogans "Macron, prends ta retraite, pas la nôtre!" ou encore "Elisabeth, tu dépasses les Bornes!" ont d'ailleurs été massivement reprises dans les différents cortèges.
Puis on a également "toutes les initiatives individuelles, qui sont plus originales les unes que les autres et sont un peu en décalage avec l'orchestration syndicale", ajoute Christian Le Bart, professeur de sciences politiques à Sciences Po Rennes. Didier, un professeur d'arts plastiques en collège, s'est par exemple amusé à dessiner un ver de terre sur sa pancarte, sur laquelle il a écrit en grosses lettres noires: "Moi j'veux travailler plus longtemps... dans mon potager!!"
"Je l'ai réalisée en me disant qu'il fallait que je fasse passer un message. J'essaie toujours de faire en sorte que ça soit clair et concis afin que ça soit rapidement compréhensible, que ça soit percutant", explique cet homme de 56 ans, venu de Viry-Châtillon (Essonne) .

"Je voulais aussi rappeler qu'il y a une vie après le travail": bon dessinateur, Didier raconte avoir confectionné son affiche "selon sa sensibilité, en mettant en avant en quoi cette réforme risquait de bousculer (ses) plans".
Pour trouver un bon slogan, il est effectivement important de ne pas négliger "la dimension émotionnelle" des pancartes, selon Christian Le Bart. Car "il ne faut pas oublier que l'objectif c'est de convaincre l'opinion. Illustrer une injustice par un cas personnel peut être un moyen d'attirer la sympathie et ainsi de rallier le plus de monde possible derrière la cause en question".
Argot et pop culture pour "parler aux jeunes"
Ces dernières années, les organisations syndicales essaient aussi "de faire rire" et "de s'emparer des codes de l'argot et de la pop culture pour parler aux jeunes", explique Stéphane Cologne, délégué syndical de l'Ugict-CGT (Union générale des ingénieurs, cadres et techniciens).
L'idée est d'essayer "de parler leur langage afin de leur rappeller que ça les concerne aussi", alors qu'ils tendent à déserter leurs rangs ces dernières années.
Une centaine de syndicalistes de son organisation se sont ainsi réunis quelques jours avant la manifestation pour renouveler leur stock d'affiches. "Tu confierais vraiment ta retraite à ta banque???", peut-on lire en grosses lettres rouges sur l'une d'elles, derrière une image de Leonardo Dicaprio dans son rôle de courtier pour le film Le Loup de Wall Street de Martin Scorcese.
Une référence à l'ancienne profession d'Emmanuel Macron, qui a été quatre ans banquier d'affaires pour Rothschild avant de devenir successivement secrétaire général adjoint à l'Élysée, ministre de l'Économie puis chef de l'État.

Les références à la pop culture sont ainsi nombreuses dans les cortèges. Certains détournent par exemple les titres Born to Die de Lana Del Rey ou encore le célèbre Born to Be Alive de Patrick Hernandez pour moquer la Première ministre. D'autres préfèrent évoquer des consoles de jeux vidéo ou des séries télévisées avec des slogans comme: "Nintendo 64: OUI mais la retraite à 64: NON" ou encore "Working Dead - Saison 64", en référence à The Walking Dead.
Des déguisements pour le "folklore"
Certains manifestants vont même jusqu'à se déguiser ou se mettre en scène pour "incarner le message qu'ils veulent faire passer" et "marquer les esprits". "Depuis les années 1980, je crois qu'on peut dire que les cortèges 'se carnavalisent' en quelque sorte: ils prennent une dimension folklorique", tente d'expliquer Christian Le Bart, qui précise ne voir ici aucune "connotation péjorative".

Hervé et Martine, deux Franciliens de 58 et 60 ans, en sont d'ailleurs le parfait exemple. Pour dénoncer le recul programmé de l'âge légal de la retraite à 64 ans, ils ont décidé mardi de défiler déguisés en prisonniers, avec des masques de vieille femme et de squelette.
"Libérez-moi du boulot", peut-on lire sur l'une de leurs affiches. "Nous serons bientôt des prisonniers du monde du travail!", plaisante encore le couple, qui ne compte plus les manifestants hilares souhaitant immortaliser leurs costumes.