"Des modes de pensée réactionnaires": pourquoi sur une douzaine de nouveaux créateurs dans les grandes maisons de mode, il n'y a qu'une seule femme

Coco Chanel - Pierre Verdy
Jonathan Anderson chez Dior, Matthieu Blazy chez Chanel... alors que le jeu des chaises musicales dans l'industrie de la mode a consacré une nouvelle génération de directeurs artistiques, une constante demeure: la rareté des femmes à la tête des grandes maisons. Un déséquilibre persistant qui interroge la structure même d’une industrie façonnée par des figures féminines.
Un mercato créatif dominé par les hommes
La nomination mardi 14 octobre 2025 de Maria Grazia Chiuri à la tête de la maison de mode Fendi ne change pas la donne: malgré leur rôle historique dans l'industrie de la mode, les femmes restent largement écartées des postes créatifs.

Reflet d'un mercato inédit, les dernières Fashion Weeks de septembre et octobre ont vu le baptême du feu d'une douzaine de nouveaux créateurs à la tête de grandes maisons. À Paris, Chanel, Dior, Balenciaga, Loewe ou encore Jean Paul Gaultier ont présenté les premières collections de leurs nouveaux directeurs artistiques. À Milan, Gucci, Versace et Bottega Veneta ont fait de même. Dans un seul cas, la nouvelle recrue était une femme: la Britannique Louise Trotter, chez Bottega Veneta. À l'inverse, son prédécesseur Matthieu Blazy, désormais directeur artistique de Chanel, et Jonathan Anderson, chez Dior, ont tous deux pris la suite respectivement des stylistes Virginie Viard et Maria Grazia Chiuri.
"Il semblait qu'il y avait une petite ouverture (pour les femmes) juste avant le Covid, a expliqué à l'AFP la Belge Karen Van Godtsenhoven, spécialiste de mode à l'Université de Gand en Belgique et conservatrice invitée de l'exposition "Women Dressing Women" au Metropolitan Museum of Art de New York en 2023. Mais le Covid a joué un rôle dans la société en général en faisant revenir des modes de pensée plus conservateurs et réactionnaires. Pour l'industrie de la mode, cela a signifié un retour aux vieilles certitudes du designer masculin solitaire", a-t-elle poursuivi.

Pour l'autrice américaine Dana Thomas, spécialiste de l'industrie du luxe, ce recul s'explique par la mainmise de grands patrons conservateurs et relativement âgés à la tête de groupes comme LVMH, Kering ou Chanel. Selon elle, Chanel, "fondée par la femme la plus célèbre et influente de la mode", Gabrielle Chanel, dite Coco,"a manqué une opportunité en ne recrutant pas une femme" directrice artistique.
Le retour du "créateur de génie"
La griffe au double C est loin d'être la seule: créées par des femmes, les maisons Lanvin, Nina Ricci, Schiaparelli ou encore Celine "ont toutes des hommes comme directeurs artistiques aujourd'hui", observe Dana Thomas. Les nominations de Sarah Burton chez Givenchy l'an dernier et de Maria Grazia Chiuri mardi chez Fendi font figure d'exception.

Plusieurs facteurs expliquent cette domination masculine, analyse le sociologue français Frédéric Godart, chercheur à l'Institut européen d’administration des affaires (INSEAD). Il évoque d'abord une industrie "historiquement dominée par des hommes", marquée par des rythmes de travail très exigeants et peu compatibles avec les contraintes familiales dont les femmes portent souvent la charge, sans oublier des inégalités salariales persistantes. Il pointe aussi le mythe du "créateur de génie", qui continue d'influencer les décideurs.
Karen Van Godtsenhoven remarque que les dernières femmes designers chez Chanel et Dior étaient perçues comme des figures de transition ou de continuité. Elle déplore que les femmes restent cantonnées "aux rôles artisanaux", car très présentes à tous les niveaux de production, tandis que les hommes sont considérés comme des visionnaires de la mode.
Une nouvelle génération de créatrices indépendantes
Les talents féminins ne manquent pourtant pas dans le secteur et les écoles de mode continuent de former une majorité de femmes stylistes. Elles sont aussi bien représentées dans les postes de direction. Les maisons Chanel, Gucci et Dior sont ainsi dirigées par des femmes — respectivement Leena Nair, Francesca Bellettini et Delphine Arnault. Chez Kering, elles occupent 58 % des postes de management et représentent la moitié du comité exécutif. Sollicité à ce sujet par l'AFP, LVMH n'a pas donné suite.
"Il y a toute une génération de femmes vraiment, vraiment talentueuses, et elles n'ont tout simplement pas les opportunités", regrette Dana Thomas.

Face aux difficultés d'ascension vers le sommet, certaines créatrices comme Iris van Herpen, Molly Goddard ou Simone Rocha ont décidé de suivre la voie tracée par la pionnière Donna Karan en créant leurs propres maisons.