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"Pour un kilo de jasmin, il faut cueillir 10.000 fleurs, à la main": comment la luxueuse fleur de Grasse résiste malgré les pénuries de main d’œuvre et la pression foncière

Récolte du jasmin à Grasse

Récolte du jasmin à Grasse - PASCAL GUYOT

Sur les collines de Grasse, capitale mondiale du parfum, la cueillette du jasmin se fait encore à la main, fleur après fleur. Derrière l’image glamour des flacons de luxe, les producteurs luttent contre la pénurie de main d’œuvre, la pression foncière et la concurrence de l’Inde ou de l’Égypte.

Sur les hauteurs de Grasse, capitale mondiale du parfum, le soleil matinal éclaire des rangées de jasmin. C’est ici, au cœur de ce terroir classé au patrimoine culturel immatériel de l’UNESCO, que se joue l’avenir d’un secteur aussi fragile qu’exigeant: la culture des fleurs à parfum.

"Nos outils, ce sont nos mains, comme en haute couture"

Cécile Reynaud nous reçoit sur ses terres agricoles, au coeur de la Colline des Mimosas qui domine la ville de Grasse. L’histoire de ce domaine se confond avec celle de sa famille: ses grands-parents avaient acheté cette colline il y a plusieurs décennies, avant qu’elle ne soit divisée en parcelles partagées entre les héritiers. Aujourd’hui, Cécile Reynaud perpétue cette tradition avec sa fille, Camille, élève de l’École Supérieure du Parfum (ESP). "La boucle est bouclée", sourit-elle.

La ville de Grasse
La ville de Grasse © AFP

Sur ses terres, elle cultive des fleurs ornementales mais aussi des plantes à parfum: eucalyptus, mimosa ou encore jasmin, notamment destinées à l’industrie du luxe. Des fleurs précieuses qui exigent patience, savoir-faire et surtout… une main-d’œuvre rare.

"Concernant le jasmin, l’aspect production en lui-même n’est pas un problème, explique Cécile Reynaud. Ce sont des plantes relativement faciles à entretenir. Le vrai défi, c’est la récolte: pour obtenir un kilo de jasmin, il faut cueillir entre 8.000 et 10.000 fleurs, à la main. Pas de machines, pas de raccourcis. Nos outils, ce sont nos mains, comme en haute couture !"

Des fleurs réservées à l’avance par les grandes maisons

À Grasse, les récoltes sont souvent réservées à l’avance par des maisons de parfum ou des sociétés spécialisées comme Robertet ou encore Givaudan.

Jasmin- Atelier des Ors
Jasmin- Atelier des Ors © Atelier des Ors

Les fleurs de Cécile Reynaud sont ainsi achetées par DSM-Firmenich, géant mondial des arômes et parfums, qui les transforme en ingrédients précieux destinés aux créateurs. Ces matières premières voyagent ensuite jusqu’aux ateliers de marques de niche comme Atelier Des Ors, maison française fondée en 2015 par Jean-Philippe Clermont. Sur le terrain, lors d’une matinée de cueillette, le fondateur confie:

"Le jasmin est une plante emblématique du pays grassois, cultivée ici depuis des générations. Aujourd’hui, il y a un vrai retour du naturel en parfumerie. C’est essentiel, pour Grasse, de préserver ce savoir-faire tout en le valorisant à l’international."

2,9 milliards d’euros de chiffre d'affaires et un savoir-faire à préserver

En 1939, à Grasse, on a récolté jusqu'à 1.600 tonnes de rose Centifolia et 2.000 tonnes de jasmin Grandiflorum et seulement 300 tonnes en 1971. "De nos jours, la production de fleurs à parfums ne représente plus que 40 tonnes" souligne Philippe Massé, à la tête de Prodarom, le syndicat national des fabricants de produits aromatiques.

Concurrencées par des fleurs moins chères (le jasmin grassois coûte, en moyenne, 20 à 30% plus cher que celui produit en Égypte ou en Inde) et menacées par une spéculation immobilière intense, les cultures locales de plantes à parfum en patissent.

Récolte de Jasmin en Inde
Récolte de Jasmin en Inde © R. SATISH BABU
Quand j’ai lancé Atelier Des Ors il y a dix ans, je savais que je devais sécuriser mes matières premières, raconte Jean-Philippe Clermont à BFM Business. J’ai donc noué un partenariat stratégique avec DSM-Firmenich. Ils nous permettent de garantir l’accès à nos ingrédients essentiels, même en cas de tension sur les prix ou de mauvaises récoltes. "

Mais, depuis une dizaine d’années, la production retrouve peu à peu son souffle et la parfumerie constitue toujours la principale activité industrielle de Grasse.

"L’industrie du parfum à Grasse, c’est 64 entreprises pour environ 4.600 salariés et un chiffre d’affaires de 2,9 milliards d’euros", explique Philippe Massé, à la tête de Prodarom, le syndicat national des fabricants de produits aromatiques.

Par ailleurs, la ville de Grasse a adopté, en 2018, un nouveau plan local d’urbanisme multipliant par cinq ses surfaces agricoles. Près de 100 hectares initialement destinés à l’urbanisation ont été reclassés en terres agricoles, dont 70 sanctuarisés pour les plantes à parfum dans des quartiers historiquement horticoles. Au total, la surface agricole est passée de 178 à 928 hectares. Un geste fort pour préserver un savoir-faire unique.

Parfums Atelier des Ors
Parfums Atelier des Ors © Atelier des Ors

"Rejoindre Grasse, c’est s’engager dans son écosystème, pas seulement revendiquer un storytelling", rappelle Jean-Philippe Clermont. Depuis 2017, Atelier Des Ors est membre de Grasse Expertise, un collectif qui œuvre à la préservation du savoir-faire grassois et à la valorisation du territoire. L’ambition est triple: renforcer l’excellence reconnue à l’international, soutenir la création d’emplois durables et développer l’agriculture locale.

Dans les champs de Cécile Reynaud, l’histoire continue avec la jeune génération. Sa fille Camille, en formation à l’ESP, l'École Supérieure du Parfum, incarne ce passage de témoin. "Elle apporte un regard neuf, mais aussi la volonté de défendre ce patrimoine unique, confie sa mère. C’est une fierté.

Juliette Weiss