Avec 20.000 postes à pourvoir en France, le luxe a le plus grand mal à recruter (des salaires de départ à moins de 2.000 euros brut y sont pour beaucoup)

Les maisons de luxe se mobilisent, ouvrent leurs propres écoles et multiplient les événements immersifs pour transmettre leurs savoir-faire. Mais face au coût de la vie et aux critiques grandissantes sur les réseaux sociaux, la question de la revalorisation salariale devient cruciale. Entre dynamisme économique et malaise social, le luxe français se trouve à la croisée des chemins.
"Un quart des salariés des métiers d’art ont plus de 55 ans"
Jamais le secteur n’a paru aussi florissant. Les métiers d’art et savoir-faire d’exception représentent un demi-million d’emplois, dont 280.000 salariés, et pèsent 68 milliards d’euros de chiffre d’affaires, dont 14 milliards à l’exportation, selon une étude du Comité Colbert baptisée "Les Éclaireurs: mesurer le poids économique des entreprises des métiers d'art et des savoir-faire français" basée sur les données de 2023.

Sur le terrain, les chiffres parlent d’eux-mêmes. Exemple avec la manufacture de porcelaine Bernardaud basé à Limoges, qui a recruté près de 300 personnes depuis 2021 et qui affiche un chiffre d’affaires de 80 millions d’euros, dont 75% réalisés à l’export. Cette vitalité s’explique aussi par un enjeu démographique: un quart des salariés des métiers d’art ont plus de 55 ans. Le renouvellement des générations est donc devenu une urgence pour préserver les savoir-faire et rester compétitif.

Face à cette pénurie de main-d’œuvre, les maisons s’organisent. Le groupe LVMH a créé en 2014 son Institut des Métiers d’Excellence, et lancé en 2021 le programme "Excellent !" dans les collèges et lycées afin de sensibiliser les jeunes aux métiers artisanaux. De son côté, Hermès a ouvert l’École Hermès des savoir-faire, qui forme des profils de tous horizons. Plus de 1.600 personnes y ont déjà été formées, avec un taux d’insertion dans l’emploi de 85%.
Les salons du luxe affichent complet
Pour répondre à l’objectif de recrutement massif, le secteur mise aussi sur des événements grand public. Du 2 au 5 octobre 2025, le Comité Colbert organise "Les Deux Mains du Luxe" au Grand Palais. Pendant quatre jours, plus de trente maisons prestigieuses et vingt écoles présentent leurs métiers à un public de jeunes en orientation ou d’adultes en reconversion. Dès son ouverture, l’attente pour entrer a dépassé deux heures, preuve de l’attractivité du secteur.
Du 10 au dimanche 12 octobre 2025, c'est le FAFCEA (Fonds d'Assurance Formation des Chefs exerçant une activité Artisanale) qui dévoilera un salon dédié au savir-faire d'exception dans une ancienne imprimerie de 900 m2 au cœur du Marais.

Plus de 25 artisans réunis et des invités inédits comme La Garde républicaine, qui perpétue des métiers anciens, nécessaires à l'entretien des équipements des cavaliers et des fantassins et qui mettra en avant des ateliers sellerie et casques.
Le talon d’Achille: les salaires
Si l’attractivité est indéniable, la rémunération reste le point noir. Dans les ateliers, les salaires d’entrée oscillent autour de 1.850 à 1.930 euros brut par mois, parfois moins en CDD. Et dans certaines offres, même pour des profils "confirmés" mais pas encore "seniors", la rémunération se situe encore entre 1.770 et 2.000 euros brut mensuels. Ces chiffres contrastent avec l’image que véhiculent les maisons et paraissent particulièrement insuffisants au regard du coût de la vie, surtout à Paris. Un sentiment de frustration partagé par de nombreux jeunes, qui dénoncent le décalage entre l’exigence des métiers et la faiblesse de la rémunération. Les critiques se multiplient sur les réseaux sociaux:
"J’ai fait un lycée pro mode, et c’est vraiment très stressant comme filière. Je n’ai pas tenu deux ans", témoigne une ancienne étudiante. Un autre déplore: "Les artisans, vous les payez 2.000 euros brut. Ça ne donne pas envie." Un jeune artisan joaillier, quant à lui, résume ainsi son désarroi:
"Payé 1.150 euros par mois, imposé à 60%... ce ne sont pas les maisons que je critique, mais les charges. Ce pays ne nous mérite pas."
Cette frustration est d’autant plus forte certains groupes affichent de très bon résultats. Pour beaucoup, la revalorisation des salaires n’est plus une option mais une nécessité si les maisons veulent fidéliser leurs artisans et convaincre les jeunes générations.
Le luxe: un métier, pas un emploi jetable
Interrogée par Fashion Network, Bénédicte Épinay, déléguée générale du Comité Colbert, reconnaît l’existence de critiques mais insiste sur les perspectives offertes:
"Je n’ai pas à juger les rémunérations et les bénéfices des uns et des autres. Ce que je peux dire, c’est que quand on entre sans qualification ou avec un CAP en poche dans le luxe, on peut faire carrière. À l’arrivée, ce n’est pas un emploi Kleenex qui est proposé, mais un métier avec des possibilités d’évolution en compétences et responsabilités."
Le groupe LVMH met également en avant une politique de rémunération qu’il juge compétitive. Devant la commission d’enquête du Sénat, Stéphane Bianchi, son directeur général adjoint, a rappelé qu’en 2024 seuls 4% des salariés du groupe en France touchaient moins de 2.250 euros bruts par mois.
Carrières rapides et réalités régionales
Il serait toutefois réducteur de limiter les métiers du luxe à leurs grilles salariales d’entrée. Les trajectoires sont souvent rapides, et l’évolution peut être spectaculaire. Exemple avec Leïla, artisane Longchamp, qui est est devenue cheffe d’atelier en seulement six ans, désormais à la tête de cinquante personnes.

Par ailleurs, la concentration des emplois à Paris ne reflète pas la réalité du secteur. Les manufactures régionales sont au cœur de l’écosystème: maroquinerie à Louviers en Normandie, porcelaine à Limoges, cristallerie dans l’Est... Le luxe, contrairement aux idées reçues, ne se limite pas aux grandes capitales mais irrigue l’ensemble du territoire.
À l’heure où la jeunesse se presse par milliers devant les salons du luxe, la balle est désormais dans le camp des maisons car le prestige ne suffit plus: seule une meilleure reconnaissance, financière et sociale, pourra garantir l’avenir d’un secteur qui incarne l’excellence française à travers le monde.