"La démographie prend en otage les démocraties": le psychodrame des retraites ce n'est pas qu'en France, partout en Europe les peuples réclament ce qu'on leur a promis

Le gel annoncé de la réforme des retraites en France est le dernier exemple en date de la difficulté des pays européens à satisfaire à la fois les demandes d'un électorat de plus en plus âgé et l'exigence d'une maîtrise des dépenses sociales.
Si la retraite par répartition est depuis des décennies un élément central du contrat social européen, la plupart des gouvernements ne peuvent plus se permettre de financer une retraite à taux plein pour les actifs à peine entrés dans la soixantaine, comme ce fut la norme autrefois, en raison de l'allongement de l'espérance de vie et de la baisse de la natalité.
Mais toute mesure de durcissement - relèvement de l'âge de départ, plafonnement des pensions - présentée pour remédier à cette équation se heurte à de vastes contestations dans la rue ou au Parlement, comme en témoignent des réformes avortées ou annulées ces dernières années en Allemagne, en Italie ou en Espagne, entre autres pays proches de l'Hexagone.
La raison est simple, déclare Javier Diaz-Gimenez, professeur d'économie à l'IESE Business School: l'électeur européen médian étant désormais âgé d'une quarantaine d'années, les gouvernements ont trop à perdre s'ils pénalisent la génération plus âgée en faveur des jeunes – même si cela signifie simplement repousser le problème à plus tard.
"Les personnes âgées (...) s'opposeront toujours à toute réforme qui ne leur garantit pas de recevoir la pension qui leur a été promise", dit-il, comme si la "démographie prenait en otage les démocraties".
Le poids des marchés
Les grandes réformes des retraites mises en place ces dernières années en Grèce, au Portugal, en Italie et en Espagne, ou en Suède dans les années 1990, l'ont été souvent sous la très forte pression des marchés financiers et des prêteurs internationaux.
L'ancienne ministre italienne du Travail Elsa Fornero, qui en décembre 2011, avait annoncé, en larmes, le relèvement à 67 ans de l'âge minimum de départ à la retraite dans la Péninsule, dit aujourd'hui qu'elle n'avait pas d'autre choix étant donné la chute vertigineuse des obligations d'Etat italiennes, en pleine tourmente de la crise de la dette dans la zone euro.
"C'est comme demander à un pompier s'il s'excuse d'avoir endommagé quelque chose avec l'eau qu'il a utilisée pour éteindre un incendie", déclare cette économiste à Reuters.
Une étude universitaire italienne d'avril 2020 sur les réformes des retraites conduites en Europe entre 2006 et 2015 soulignait l'influence prépondérante du contexte financier et de la prime de risque sur les marchés obligataires dans les prises de décision.
En France, l'Etat paie actuellement une prime modeste de quelque 80 points de base par rapport à l'Allemagne, valeur refuge, alors que l'Italie versait environ 500 points de base au plus fort de la crise de l'euro. "Si la pression du marché est faible en France, on peut s'attendre à une réforme moins incisive", estime Mattia Guidi, professeur à l'Université de Sienne et co-auteur de l'étude.
Faire consensus
Pendant la crise de la dette des années 2010, la Grèce, l'Italie, l'Espagne et le Portugal ont mis en place d'importantes réformes du système de retraites, ce qui ne garantit cependant pas que ces réformes survivront, ou du moins pas dans leur intégralité.
L'Italie et l'Espagne ont ainsi suspendu ou édulcoré certaines parties de ces réformes par étapes successives depuis la fin de la crise.
Le Portugal et la Grèce, qui avaient taillé dans les pensions de retraite en échange de l'argent des bailleurs internationaux, ont commencé à les augmenter de nouveau.Pour Joao Silva, co-auteur d'un rapport sur les retraites pour le Parlement européen des jeunes, cette évolution est inévitable car les réformes ont été adoptées malgré l'opposition de l'électorat plutôt qu'avec son soutien.
"Si vous ne parvenez pas à construire un large consensus sur une formule politique et économique, elle ne tiendra tout simplement pas", prévient-il.
La dynamique en faveur d'une réforme des retraites s'est tarie en Allemagne, en Irlande ou au Royaume-Uni, où le mécanisme d'indexation des pensions sur l'inflation ("triple lock") semble intouchable.
En France, juge Elsa Fornero, le président Emmanuel Macron aurait pu s'employer à mieux convaincre son propre électorat de la nécessité d'un changement. "Macron s'est déconnecté de ses concitoyens", dit-elle. "Un relèvement de deux ans seulement (...) aurait été acceptable s'il avait été bien expliqué. Mais la réforme est devenue un bouc-émissaire."